LEUVILLE-SUR-ORGE (91) : cimetière
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La région parisienne à quelques particularités dans le domaine des cimetières que tout taphophile se doit de connaître. Le cimetière russe de Sainte-Geneviève des Bois y figure , tout comme le cimetière polonais de Montmorency. Moins connu, et pourtant tout aussi fascinant : le cimetière géorgien de Leuville. Avec à peine plus de 4000 habitants, le cimetière de Leuville devrait ressembler à celui des communes voisines, et si ce n’est pas le cas, c’est que Leuville à une histoire singulière.
Le cimetière initial
La procédure de translation de l’ancien cimetière situé près de l’église, au centre du bourg, est engagée en 1914. La guerre y mit fin, et il fallut attendre 1921 pour que le conseil municipal reprenne l’idée et confie l’élaboration d’un projet à l’architecte Jacques Bruyère. Celui-ci voulut faire du monument aux morts, un monument visible en permanence de l’extérieur. Il le plaça donc au centre d’un grand carrefour à l’entrée, face à la porte en fer à barreaux comprise entre deux piliers monumentaux. En bordure du carrefour furent disposés les restes des combattants de la Grande Guerre.
L’arrivée des Géorgiens
En 1921, l’Armée Rouge envahit la Géorgie, trois ans après qu’elle a été proclamée pour la première fois République indépendante. Le Parlement réfugié à Batoumi vote alors l’exil du gouvernement, auquel la France offre l’asile politique. Le 18 mars 1921, le président Noé Jordania, les membres du gouvernement, quelques parlementaires et leurs familles embarquent sur le navire Ernest Renan. Ils s’installent à Paris, où est créée l’Association Géorgienne en France.
Mais la vie est chère dans la capitale française. N’ayant pas les moyens de s’y établir définitivement, les émigrés se mettent en quête d’une propriété dans laquelle ils pourraient cohabiter. Le 24 juin 1922, ils achètent sur les fonds de l’Etat géorgien le domaine de Leuville-sur-Orge, à 25 kilomètres de Paris : cinq hectares de terrain et un pavillon de chasse qui sera appelé le « château ». Une trentaine d’exilés vont y élire domicile, se partageant une quinzaine d’appartements et une pièce commune - le grand salon. Leuville-sur-Orge est alors un petit village d’à peine un millier d’habitants.
- Le « château des Géorgiens » de Leuville.
Sans eau, ni électricité, la vie y est rude. Le retour au pays est de moins en moins probable, et les économies s’amenuisent. Pour subsister, les membres du gouvernement en exil cultivent leurs terres. Les témoignages de l’époque indiquent que l’on peut souvent voir le président Jordania et les membres de son gouvernement en train de travailler dans leur potager. Ils y produisent des légumes régionaux, mais aussi géorgiens : haricots rouges, cornichons russes, etc. Certains de ces produits sont à leur tour cultivés par leurs voisins français – la culture des cornichons allant même jusqu’à alimenter l’industrie agroalimentaire de Paris et de sa région.
Le gouvernement qui siège désormais à Leuville-sur-Orge entretient des rapports étroits avec la résistance géorgienne. Lors des préparatifs du soulèvement national de 1924, le Comité pour l’Indépendance y envoie des émissaires pour appeler au combat. L’insurrection contre le régime bolchevique commence à s’organiser lorsque B.Tchkhikvichvili, alors en Géorgie, est fusillé. Le 10 février 1927, la Société Civile Immobilière « le Foyer Géorgien », créée par les membres des trois principaux partis politiques géorgiens, rachète le domaine par adjudication. L’acte notarié précise que la propriété, acquise avec l’argent de l’Etat géorgien, reviendra à la Géorgie dès qu’elle aura recouvré son indépendance. Après l’écrasement de l’insurrection de 1924, une partie des survivants s’exile à son tour. Ils élisent principalement domicile dans la région de Sochaux-Audincourt et à Paris. Leuville-sur-Orge devient alors un lieu d’accueil pour les immigrés géorgiens.
Dans les années 60, on dénombre ainsi, outre la trentaine d’habitants du château, quelques dizaines de Géorgiens dans les alentours de la commune. La communauté entretient des liens très étroits avec la Géorgie. Une petite imprimerie est aménagée dans une dépendance du château. On y édite de nombreuses publications géorgiennes. L’imprimerie fermée, les journaux continuent à paraître.
Tout naturellement, cette diaspora georgienne se fit inhumer à Leuville, le président Jordania en tête. Aujourd’hui encore, lors des enterrements, le prêtre jette dans la fosse une poignée de terre géorgienne. « Même nos os pensent à la Géorgie », indique une épitaphe sur l’une des tombes du « carré géorgien ».
Nicolas Cheidzé aurait certainement du être un des premiers officiels géorgiens inhumés à Leuville-sur-Orge où il s’était suicidé en 1926 : en fait il le fut au cimetière du Père Lachaise, Noé Ramichvili, assassiné en 1930, également : il y fut transféré plus tard.
L’une des premières personnalités géorgiennes inhumée au cimetière de Leuville-sur-Orge fut Nino Takhaichvili, en 1931, épouse du savant et homme politique Ekvtimé Takhaichvili : après son retour au pays, à la fin des années quarante, ce dernier fit rapatrier la sépulture de son épouse en Géorgie.
Année après année, le « carré géorgien » accueillit les sépultures de la plupart des officiels de la Ière République de Géorgie en exil : cette photographie historique de la Géorgie est complétée par des représentants de la plupart des mouvements politiques, des membres de l’intelligentsia, des militaires ou des simples citoyens qui s’étaient opposés à la domination de leur pays par la
Russie tsariste avant 1917, ou par la Russie soviétique après 1921. Aux générations des officiels géorgiens, vinrent d’abord s’ajouter celles de l’insurrection nationale géorgienne de 1924, Kakoutsa Tcholokhachvili, Mikheïl Lachkarachvili et leurs compagnons, ainsi que des dizaines de jeunes Géorgiens insurgés dans les régions de l’Ouest. Puis ce furent les générations de la Seconde Guerre mondiale, celles des militaires géorgiens de l’Armée rouge ayant réussi à échapper au retour en URSS et à s’installer en France.
Leuville-sur-Orge est devenu un point de ralliement pour les Géorgiens en exil. Quelque soit leur pays de décès, ils souhaitent y être inhumés au milieu de leurs compatriotes. Ce sera par exemple le cas d’Irakli Tsérétéli, décédé aux Etats-Unis en 1959, dont les cendres reposent en terre leuvilloise. Quelques années plus tard, un monument avec un ossuaire sera édifié à leur intention. Enfin, conjoints ou enfants, de citoyenneté française, souhaitent parfois rejoindre époux ou épouses, ou parents, pour le repos éternel. Le « carré géorgien » s’enrichit ainsi de dizaines de patronymes à consonnance moins géorgienne, illustrant l’intégration des anciennes générations à la nation française.
Un témoignage des émigrations politiques géorgiennes du XXéme siècle en France, et vers bien d’autres pays, s’est ainsi constitué en quatre-vingts années à Leuville-sur-Orge.L ’Association Géorgienne en France, et l’Association Cultuelle Sainte Nino, y célébrent régulièrement les anniversaires d’évènements historiques. Les autorités municipales l’ont bien saisi et manifestent chaque année leur solidarité le jour de la fête nationale géorgienne, le 26 mai, souvent avec les représentants de l’Ambassade de Géorgie en France.
Les différents président de la République de Géorgie, restaurée une nouvelle fois en 1991, ne s’y sont pas trompés et sont venus le saluer, Edouard Chevardnadzé en février 1997 et Mikheïl Saakachvili en mars 2004. Les émigrés économiques géorgiens du XXIème siècle ne manquent pas l’occasion d’y effectuer un pélerinage, en particulier lors des Pâques orthodoxes, avec la tradition de déposer des boissons et des aliments sur les tombes afin d’honorer les morts.
En Géorgie, le lieu est devenu quasi-mythique. La mémoire collective s’est en partie forgée à travers lui. Symbole de la résistance à l’oppresseur russe, de l’indépendance d’une nation souvent décrite comme déchirée par les invasions successives, il représente aussi dans l’imaginaire collectif le courage et la passion pour la liberté dont se targuent les Géorgiens. Le cimetière est devenu un lieu de passage obligé pour les officiels géorgiens en visite en France. L’intégration de cette communauté inattendue dans le village aura été une réussite. De nos jours encore, l’église de Leuville-sur-Orge est prêtée aux autorités géorgiennes orthodoxes pour les célébrations de mariages et les enterrements. On y trouve même une icône de la vierge de Cappadoce Sainte Nino, patronne des Géorgiens. Le 26 mai 2001, à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance de la Géorgie, le maire de Leuville-sur-Orge a d’ailleurs annoncé la signature d’un protocole d’intention de jumelage entre Leuville-sur-Orge et la ville de Mtskhéta.
Le lieu
Stricto-censu, le cimetière de Leuville n’est pas un cimetière géorgien mais un cimetière communal où reposent effectivement les indigènes de Leuville. Néanmoins, 50 % des tombes sont dévolues à des défunts originaires de cette lointaine terre caucasienne, soit plus de 500 tombeaux.
On pénètre par la partie ancienne du cimetière, dominée par le monument aux morts. L’allée centrale coupe le cimetière en deux : à gauche, les tombes de Leuvillois indigènes, à droite les Géorgiens. Une extension paysagère très fleurie du cimetière, sur la droite, est la partie moderne de la nécropole : on y trouve davantage d’indigènes, mais également quelques Géorgiens.
Dans la partie géorgienne, les sépultures sont souvent ornées de motifs symboliques et religieux issus de la spiritualité orthodoxe, tel la croix à trèfles où la présence de Saint-Georges.
Curiosités
Un obélisque, réalisé par l’architecte Hubert, porte sur la face antérieure l’inscription : « A la mémoire de Louis Alexandre Perrot, né à Leuville le 6 décembre 1862, décédé le 13 novembre 1885 à l’ambulance de Cao-Giong (Tonkin) ».
Un ossuaire des Géorgiens mort en exil, orné d’un médaillon représentant Saint-Georges.
Le 3 septembre 1984 éclatait une bombe à la gare centrale de Montreal, faisant de nombreux blessés et trois victimes, trois jeunes touristes français inhumés dans une tombe de ce cimetière.
A l’entrée du cimetière, les tombes les plus anciennes, souvent abandonnées, forment avec les herbes qui les recouvrent, les grillages rouillés et les croix bancales des ensembles mélancoliques.
Célébrités : les incontournables…
Parfois fort connues en Géorgie, elles sont quasiment anonymes en France.
… mais aussi
Histoire de mieux connaître cette page d’histoire de ce petit pays, je présenterais quelques unes des personnalités du cimetière. Un site dresse la liste complète des Géorgiens inhumés à Leuville.
Chalva ABDOUCHELI (1898-1966) : proche des milieux sociaux-démocrates, il est emprisonné par les autorités soviétiques après le renversement de la Ière République de Géorgie par l’Armée rouge ; Il se réfugia d’abord en Allemagne, puis en France. Il fut en 1949 élu à la présidence de l’Association Géorgienne en France.
Le poète Vladimir DAVIDOVI (1885-1961).
Jacques DOUAI (Gaston Tanchon : 1920-2004) : surnommé «
le troubadour des temps modernes », il chanta Prévert, Aragon, Ferré, Trenet, Max Jacob, Georges Brassens, Jacques Brel ... mais aussi des poètes du Moyen Âge comme Chrétien de Troyes, Rutebeuf ou François Villon. Il fut le premier interprète masculin de la chanson Les Feuilles mortes de Prévert et Kosma en 1947. Il reçut le grand prix de l’Académie Charles-Cros à plusieurs reprises. Son épouse étant géorgienne, il est inhumé dans la partie droite du cimetière.
Eugène GUEGUETCHLORI (1882-1954), ministre des affaires étrangères du gouvernement national géorgien en exil.
JEAN-JACQUES (Louis Lemoigne : 1906-1985), qui fut chef de l’armée secrète en Haute-Corrèze durant la Seconde Guerre mondiale.
Noé JORDANIA (1868-1953) : homme politique géorgien, membre du
comité central du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, menchevik, il dirigea la première République démocratique de Géorgie de 1918 à 1921. A la suite de l’invasion soviétique, il fut chargé par le Parlement de poursuivre la lutte à l’étranger. La France accueillit officiellement le gouvernement en exil, qui s’installa à Leuville-sur-Orge. Il défendit les droits de la Géorgie auprès des représentants officiels des nations, des partis socialistes, de l’opinion publique.
Spiridon KÉDIA (1884-1948) : A vingt-ans, il participa en Géorgie aux mouvements révolutionnaires qui secouent l’Empire russe, en restant proche de la sensibilité sociale-fédéraliste. Après la Révolution de 1905, il duit s’exiler et gagna Paris où il séjourna jusqu’en 1914. Il regagna ensuite l’Empire russe et fut arrêté durant trois mois par la police tsariste. Il rejoignit ensuite Tiflis et tenta de convaincre ses contacts sociaux-fédéralistes d’infléchir leurs préconisations dans le sens d’une plus grande aspiration nationale. Des groupes d’intellectuels et de représentants de la noblesse, opposés aux théories sociales-démocrates, se constituèrent progressivement sur l’idée de la nécessité de l’indépendance du pays : Spiridon Kédia les rassembla et fonda en 1917 le Parti national-démocrate, dont il fut élu président. Après la proclamation de l’indépendance de la Géorgie, et l’élection d’une Assemblée constituante, il fut élu député (1919 - 1921). Après l’invasion de la Géorgie par l’armée soviétique, il fut arrêté une nouvelle fois par la police politique et séjourna en prison en 1922 - 1923. Il s’installa en France en 1923 et présida jusqu’en 1939 la tendance qui au sein du Parti national-démocrate s’opposait au gouvernement social-démocrate en exil. Durant cette période, il assura l’édition de plusieurs journaux. Il vit dans l’offensive allemande contre l’U.R.S.S.une opportunité qui pourrait faciliter la restauration de l’indépendance de la Géorgie et se joignit en 1943 au Comité national géorgien à Berlin.
Simon MDIVANI (1876-1937) : vice-président de l’Assemblée constituante de Géorgie.
L’archiprêtre Elie MELIA (1915-1988), qui fut également un historien de l’orthodoxie. il fut pour les Géorgiens en exil une autorité spirituelle et morale incontestée.
Noe RAMICHVILI (1881-1930) : lorsque la Géorgie proclama son retour
à l’indépendance en mai 1918, il fut élu Président du Conseil des ministres par l’Assemblée parlementaire provisoire géorgienne. Il constitua un gouvernement d’union nationale, avec des représentants des Partis social-démocrate, social-fédéraliste et national-démocrate géorgiens. Lorsqu’il fut remplacé en 1918 par Jordania, il devint ministre de l’Intérieur. A partir de mars 1919, il cumula les responsabilités de ministre de l’Intérieur, de ministre de la Défense et de ministre de l’Education nationale dans un gouvernement social-démocrate homogène, mais la jeune armée géorgienne ne put rien contre les forces conjuguées des armées bolcheviques russes (Armée rouge) et des armées ottomanes (déjà sous le contrôle d’Atatürk), sans oublier celles des armées blanches qui voyaient dans le Caucase un sanctuaire pour reconquérir la Russie. Aussi, lorsqu’en 1921 l’Armée rouge envahit la Géorgie, il émigra en France avec la classe politique géorgienne. Il participa à distance à la préparation de l’insurrection nationale géorgienne de 1924, mais fut assassiné par un exilé géorgien à la solde des Soviétiques.
L’écrivain Grigol ROBAKIDZE (1884-1962), qui joua un grand rôle dans
la fondation de l’Union des écrivains géorgiens. Impliqué dans le mouvement de libération nationale de l’époque, il obtint un poste diplomatique en 1919, et prit part à la Conférence de paix de Paris en tant que secrétaire de la délégation de la République démocratique de Géorgie. Après le coup de force soviétique en Géorgie, il resta dans le pays mais se fit connaître pour ses sentiments antisoviétiques. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, il se rapprocha de la droite patriotique.
Charles SKAMKOTCHAÏCHVILI (1904-1949), qui fut président de l’Association Géorgienne en France.
Kakoutsa TCHOLOKHACHVILI (1888-1930), qui demeure un héros
national pour les Géorgiens du monde entier. Il combatit l’armée austro-hongroise et fut blessé en 1914. Lors de l’indépendance de la Géorgie, il rejoignit l’armée nationale et prit part aux campagnes militaires de la Ière République de Géorgie de 1918 à 1921. Lors de l’invasion soviétique, il refusa de quitter la Gérogie et organisa contre eux une petite force de guérilla, « les Conspirateurs de Géorgie ». L’insurrection fut globalement vaincue et durement réprimée. Des milliers d’insurgés furent arrêtés, torturés par la police politique la Tchéka ou exécutés. Il perdit ses derniers espoirs de libérer la patrie et fuit en Turquie avant d’émigrer en France. Inhumé dans ce cimetière, il fut transféré en 2005 au Panthéon de Mtatsminda de Tbilissi. Son cénotaphe à Leuville est orné d’un glaive et d’un bouclier en bronze représentant Saint-Georges.
Sources :
Un article intéressant dont je me suis amplement inspiré pour la présentation générale.
Un autre article sur le carré géorgien du cimetière, que j’ai utilisé pour les figures géorgiennes qui reposent ici.
La liste des Géorgiens inhumés à Leuville, réalisée en 2001 par les élèves du Lycée Jean-Pierre Timbault de Brétigny-sur-Orge sous la conduite de leur professeur de topographie M. Jean Bret
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