Pourquoi s’intéresser aux cimetières ?
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Très souvent, on me pose la question : d’où vous vient ce goût pour les cimetières ? Le fait que vous y passiez tant de temps ? Je suis toujours gêné d’y répondre, non pas par pudeur, mais parce que cette question génère des réponses complexes, multiples, complémentaires. Ce petit article a pour but d’en faire la liste. Peut-être que d’autres s’y reconnaîtront...
On ne naît pas avec une passion pour les cimetières : celle-ci arrive progressivement, succession de cheminements psychologiques et intellectuels. Il ne s’agit pas ici de dresser une réponse définitive, et encore moins une réponse universelle : j’ai assez fréquenté ces lieux pour savoir que chacun a son propre parcours, et qu’il existe des tas de raisons qui amènent les un(e)s et les autres en de tels lieux. Néanmoins, malgré nos différences, il arrive cependant que nous retrouvions sur quelques fondamentaux.
Pour ma part, comme je l’ai annoncé, "l’entrée en cimetière" (comme "l’entrée en religion") est une sorte d’aboutissement de cheminements intellectuels. Un peu de "webpsychanalyse" car il est intéressant de comprendre cette suite de liens.
Le rapport à la mort tout d’abord : alors évidemment, pour ceux qui voient encore le cimetière comme un lieu sinistre, source d’attraction des natures morbides, c’est la première chose qui vient à l’esprit, et on a rapidement droit à tous les poncifs. Si ce type d’attirance peut exister chez quelques uns, elle n’a aucun sens pour la grande majorité des arpenteurs de nécropoles. Les habitués des cimetières savent à quel point nous avons évacué la dimension purement funéraire, à tel point qu’il faille régulièrement redescendre sur terre pour se souvenir de la fonction première de l’endroit. En premier lieu, je ne me sens pas particulièrement macabre. Je ne suis pas particulièrement "gothique" et si les crânes me plaisent pour leur esthétique, je ne les collectionne pas et ils ne me font pas vibrer. J’ai eu évidemment à affronter le deuil comme la plupart des gens, et cela ne m’a jamais enthousiasmé. Etudiant, j’ai même travaillé quelques temps dans une morgue sans en éprouver aucun plaisir. Je fuis l’hôpital que je trouve vraiment sinistre... Bref, rien du nécrophile patent. La peur de la mort alors ? Sans doute, comme beaucoup là encore. Ce qui est vrai, c’est que dès mon plus jeune âge, la mort a fait partie de mon univers. Je ne l’ai jamais occulté d’un revers de la main. Encore que plus que la mort, c’est l’oubli qui m’effraie. Pas tant l’oubli de ma propre personne (étant athée et très cartésien dans ce domaine, après moi le déluge...) que l’oubli tout court, ce processus d’effacement progressif de l’ensemble des mémoires, à l’image d’une bougie en fin de parcours. L’oubli ne m’effraie pas : il m’obsède, me panique... Il renvoie à l’insignifiance, au néant, à la vacuité de toute choses. On pourra me rétorquer que si les individus disparaissent, leur oeuvre ne disparaît pas avec eux. C’est un fait, mais j’ai là un profond respect de la notion de "paternité" : c’est sans doute là l’une des premières vraies clés pour comprendre cette passion... Rendre à César... Ne jamais laissé un objet, une oeuvre, un concept, une entreprise, une chanson, un film, orphelins de celui ou celle qui en est l’auteur. Pourquoi cherchez toujours le créateur derrière la création ? Je n’en sais rien ! Pour le coup, il faudrait sans doute faire une psychanalyse, mais je n’ai pas le temps : j’ai un site à faire (c’est une psychanalyse comme les autres) ! Alors évidemment, le cimetière est le réceptacle ultime de toutes les paternités. La plupart ayant été oubliées, il faut les retrouver. Pour combler le plus possible l’oubli. Et puis il y a aussi la reconnaissance, une manière de remercier ceux qui sont venus avant vous pour les idées géniales qu’ils ont pu avoir. Et si, pour résumer les Mémoires d’entre-tombes de Beyern, l’ouvrage le plus subtil et le plus pénétrant qui existe sur cette passion coupable, plus que la peur de la mort, la fréquentation des cimetières ne dissimulait pas plutôt une peur de la vie ?
Le goût pour l’histoire, ou encore le « c’est logique de s’intéresser aux cimetières puisque vous êtes historien… ». Tordons une bonne fois pour toutes le cou à cette croyance. Par mon métier, je suis évidemment amené à fréquenter un très grand nombre d’historiens de formation. La plupart ne s’intéressent absolument pas aux cimetières, et leur réaction est similaire à celles des autres : de l’amusement à l’incompréhension. Je n’ai pas fait plus d’émules chez eux que dans les autres corps de métiers. Contrairement aux apparences, l’histoire ne mène pas aux cimetières.
Le goût esthétique : contrairement à beaucoup de gens pour lesquels c’est l’entrée en matière pour les cimetières, l’aspect esthétique est loin d’avoir primé dans mes premières incursions. C’est plus tard que, progressivement, je me suis mis à m’intéresser à la statuaire, à l’architecture, à apprécier les oeuvres funéraires, leurs codes et leurs vocabulaires. Et puis, avouons-le, pour quelques tombes présentant un intérêt dans ce domaine, l’immense majorité est constituée de dalles sans grand éclat. C’est ailleurs qu’il faut donc chercher la motivation.
Un lieu passéiste : voilà une autre clé fondamentale, que j’assume totalement même si elle renvoie pour beaucoup à des connotations péjoratives. Il est très classique, quand on est peu satisfait de la société dans laquelle on vit, d’aller se réfugier dans le passé. Encore qu’il faille préciser : étant historien de formation, n’allez pas me faire dire "que c’était mieux hier". Hier, on vivait durement, on mourrait jeune et les loisirs étaient une utopie. Je serais bien ingrat, moi qui passe tant de temps à décrire les cimetières par le menu, de renier une société qui en quelque sorte m’accorde ce luxe. Il ne s’agit donc pas de ce passéisme là, mais plutôt d’un goût mélancolique pour ce qui n’est plus. Comme je l’ai écris ailleurs, les cimetières, plus que notre mémoire, sont la somme des mémoires de ceux qui nous ont précédés, c’est à dire des mémoires mortes que l’on se plait à faire resurgir. Le passé, délivré des scories qui rendent le quotidien parfois insupportable, prend une patine admirable. Le goût romantique pour le passé est évidemment illusoire, mais il comble en moi un besoin régressif, créant une sorte de quiétude confortable et protectrice.
Le goût des panthéons et des listes : ça aussi, cela me vient de loin sans que je sache en expliquer l’origine. Dresser des listes à n’en plus finir... Etre finalement plus un compilateur qu’un acteur : les présidents du Conseil, les académiciens, les Goncourt, les Nobel, les doyens, les souverains, les ancêtres (je suis aussi généalogiste)... Je collectionne les listes, et je ne suis pas le seul. J’aime dresser mes panthéons personnels, dans des domaines extrêmement divers. J’aime également les suites chronologiques, sans doute dans un but candide et vain d’arrêter la course du temps : si chacun a un devancier et un successeur, il est un maillon d’une chaîne qui forme un tout et ne peut donc être tout à fait oublié !!!
l’introspection : tout ceux qui me connaissent savent que les cimetières comblent en moi un profond besoin de solitude et de méditation. Ils sont un lieu idéal pour l’introspection. Je ne pense pas être le seul à le penser. Bertrand Beyern a écrit dans ses Mémoires d’entre-tombes cette phrase que je trouve admirable : "Face au marbre et au granit qui dissimulent leurs restes, je ne recherche aucun dialogue ni ne leur pose la moindre question. C’est à moi que je parle mais je me parle d’eux".
Le goût du jeu de piste : je compare souvent la quête des tombes dans les cimetières au plaisir ludique qu’ont les enfants à aller chercher les chocolats de Pâques dans les jardins. Certains ironiseront sur le plaisir régressif que cela procure : assumons. Cette satisfaction furtive mais intense, cette mini montée d’adrénaline provoquée par la découverte inopinée d’un oeuf ou d’un lapin que l’on recherche, cette sensation juvénile que beaucoup se remémoreront, sont pour moi identiques à celles éprouvées lors de la découverte d’une tombe recherchée (et peut-être plus encore à celle d’en trouver une que l’on attendait pas).
Le goût du puzzle : un autre plaisir à relier sans doute au précédent pour son aspect ludique. J’aime les puzzles, c’est un fait, et ce n’est pas un hasard si l’un des livres qui m’a le plus fasciné est La Vie : mode d’emploi de Pérec. Les cimetières sont des puzzles dont les pièces sont dans le plus grand désordre. Il y a néanmoins une différence : les puzzles, même les plus grands, ont toujours une fin. Les cimetières n’en ont pas. D’une personnalité à l’autre, de tombes en cases, on poursuit la quête permanente et perpétuelle du "qui c’etait celui-là ?".
Le plaisir d’apprendre : on ne l’oubliera pas celui-là ! Il ne faudrait tout de même pas croire que le goût pour les cimetières n’est conditionné que par les névroses ou des plaisirs régressifs. Tous que nous sommes, nous avons tous des "patrimoines culturels" conditionnés par nos passions. Untel, versé en lettres, méconnaîtra totalement le domaine des sciences. Tel autre, passionné par le sport, ignorera tout du cinéma. L’avantage des cimetières est qu’ils permettent de se confronter à tous les pans de la culture, ceux que l’on connaît et aussi les autres. Bien que totalement hermétique au sport et peu versé dans la culture scientifique, les tombes ont permis une intrusion culturelle dans des domaines qui me seraient sans-doute restés en grande partie inconnus. Et j’avoue avoir toujours du plaisir à découvrir la tombe d’un Nobel de physique ou d’un champion du Monde de football. Les recherches que l’on mène ensuite sur eux, même si elles peuvent être parfois relativement superficielles, rendent moins bête et ouvre toujours davantage ce patrimoine culturel... Jusqu’à parfois se surprendre à connaître tel footballeur que les fans de foot ont oublié !
L’antijeu : c’est une dimension. Peut-être pas essentielle, mais présente tout de même. Vous pensez que tout cela n’a aucun intérêt ? Et bien moi je trouve que si ! Allez dans les cimetières est une quête vaine : ok ! J’y passerai tout mon temps ! Puérile ? Sans-doute un peu, mais pas plus que passer son temps devant des matchs, des cours de la bourse ou des canevas... Comme toute activité réservée à un petit groupe, il y a un plaisir solitaire à s’emparer d’un tel projet. Pas étonnant d’ailleurs de voir tant de gens au Père Lachaise persuadés que le cimetière est leur domaine, leur royaume...
Un loisir d’inadapté. C’est, je crois, l’un des fils rouges de la plupart des amateurs de cimetière. Cela rassurera les "esprits sains" qui ne s’intéressent pas aux cimetières (en même temps, je ne vois pas pourquoi ils liraient cet article !...) Certes, tous ne partagent pas la même inadaptation, mais chez tous ceux que j’ai rencontré, on voyait rapidement pointer une fêlure, un accident, un petit "je-ne-sais-quoi" qui faisait sourire pour son effet miroir. Plus ou moins consciemment d’ailleurs, nous nous reconnaissons dans ce fil rouge. Soyons franc : le monde et la société tels qu’ils nous sont vendus ne proposent pas, dans le packaging, "connaissance et goût pour les cimetières". Nos proches nous le font d’ailleurs souvent remarquer jusqu’à ce que, vaincus par notre entêtement, ils ne finissent pas l’admettre à défaut de le comprendre. Chez certains évidemment, passer son temps dans les cimetières altère définitivement le comportement : les "fous de cimetières" sont légion, et amusent ceux qui ont gardé un peu de santé mentale (jusqu’à quand ?). Beyern a écrit de très belles pages là dessus. Untel n’avait pas d’amis étant jeune, telle autre a des tocs ; untel a été frappé par un deuil dont il ne se remet pas... Souvent, il y a une difficulté à vivre avec les vivants (sans pour autant être attiré par la mort : je ne pense pas qu’il y ait plus de suicidaires chez les taphophiles... je suis même sans aucune preuve persuadé du contraire). Un exemple parmi tant d’autres que j’ai remarqué dans un très grand nombre de cas, sans que je puisse établir aucun lien de cause à effet : la forte proportion d’homosexuels passionnés par les cimetières. Quand la société ne veut pas forcément entendre ce qu’on a à lui dire, on a toujours le loisir d’aller en parler avec les morts ! Quoiqu’il en soit, quel que soit l’inadaptation en question, nous l’assumons tout plutôt bien je crois et, entre-nous, nous rions beaucoup des "gens normaux".
Au final, venus tous pour des motivations différentes, nous finissons tous par occuper des fonctions équivalente : celle d’être des archéologues du contemporain. Le taphophile, tout comme l’archéologue, va dénicher les traces parfois ténues, parfois abîmées, d’un passé plus ou moins récent. Ses temples en ruines à lui, ce sont les dalles moussues qu’il nettoie. Puis vient la phase des recherches, de la compilation. Plus encore, nous sommes des empêcheurs d’oublier en rond. Une chose que les taphophiles découvrent assez vite en se plongeant dans la littérature spécialisée, c’est qu’à toutes les époques, ils ont eu des devanciers. Certains ont écrit, d’autres pas, mais tous forment une chaîne de passeurs (ceci pour répondre à ceux qui considéreraient que dans notre société déracinée, la passion correspond à un besoin de retrouver des racines....). En pleine révolution industrielle, là aussi où il fallait aller de l’avant et se débarrasser des vieux fantômes, il y eut quelques illuminés pour dresser des catalogues de défunts des nécropoles parisiennes. Nous continuons cette œuvre illusoire avec un bel acharnement.
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