SAINT-CYR-SUR-MORIN (77) : cimetière
par
Rien de bien original dans ce petit cimetière, mais la visite n’en est pas moins charmante. On se plait à se remémorer, en raison de ses occupants les plus célèbres, une Bohème que même les plus âgés du site ne peuvent pas connaître ; un univers culturel d’une richesse foisonnante définitivement disparu.
On est accueillit à l’entrée par l’unique oeuvre d’art du lieu, un brin imposante pour un cimetière rural de cette taille : il s’agit de la tombe du sculpteur Auguste ARMAND (1839-1917), auteur des surprenantes têtes qui ornent encore son ancienne demeure dans le village (voir ce blog).
Peu d’oeuvres dans ce cimetière :
Une colonne était semble-t-il ornée d’un buste, dont il ne reste plus que le socle. C’était la tombe du docteur Hector Donon (+1886)
Une stèle armoriée sur la tombe de Neufville.
Bien plus discrète, mais tellement fascinante pour tout amateur de Montmartre : la présence de la tombe du père Frédé, c’est-à-dire Frédéric GÉRARD (1860-1938).
Frédéric Gérard avait longtemps arpenté les trottoirs montmartrois, en compagnie de son âne (« Lolo ») et en qualité de vendeur de produits des quatre saisons, avant de devenir propriétaire d’un cabaret, Le Zut, établissement qui termina sa courte carrière lors d’une bagarre mémorable qui dura toute une nuit. Lorsqu’il emménagea au Lapin Agile, il garda avec lui son singe, son chien, son corbeau, ses souris blanches, ainsi que son âne, avec lequel il vendait du poisson dans les rues de Montmartre, afin de compléter ses revenus. Figure pittoresque de la vie montmartroise, « Frédé » chantait des romances sentimentales ou des chansons réalistes en s’accompagnant au violoncelle ou à la guitare, dont il jouait avec un talent qui ne faisait pas l’unanimité. Surtout, il n’hésitait pas à offrir des repas et des boissons dans son cabaret aux artistes désargentés, en échange d’une chanson, d’un tableau ou d’un poème. Aristide Bruant, toujours client régulier du Lapin Agile, se lia d’amitié avec le tenancier, et lorsque le bâtiment fut promis à la démolition en 1913, il le racheta et laisse « Frédé » en assurer la gérance.
- Le lapin agile
- Frédé jouant lors des soirées du Lapin.
Le Lapin Agile, sous l’impulsion de « Frédé », devint rapidement le lieu de rendez-vous des artistes du quartier. C’est à son époque, et avec la complicité de son âne Lolo, qu’eut lieu l’un des plus fameux canulars artistiques de l’histoire.
C’est au salon des Indépendants de 1910 que figurait la toile Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique. Le catalogue en donnait pour auteur « JR. Boronali, peintre né à Gênes ». Ce dernier avait accompagné son envoi d’un manifeste théorique, le Manifeste de l’excessivisme, dans lequel il écrivait que « l’excès en tout est une force » et appelait « à ravager les musées absurdes » et à « piétiner les routines infâmes ». Les critiques d’art s’intéressèrent à ce tableau, qui fit l’objet de commentaires contrastés, jusqu’au jour où le journal L’Illustration reçut la visite de l’écrivain Roland Dorgelès qui révéla, constat d’huissier à l’appui, que l’auteur se nommait en fait « Lolo », et qu’il était l’âne du patron du Lapin Agile.
- Le canular en cours d’élaboration...
- ... et le chef d’oeuvre final !
En effet, le nom Boronali n’était autre que l’anagramme d’Aliboron, l’un des noms donnés à l’âne depuis le Moyen Âge, et repris par Jean de La Fontaine. Dorgelès, en compagnie de deux amis, André Warnod et Jules Depaquit, avait attaché un pinceau à la queue de l’animal qui devint ainsi la vedette du Salon, une fois que la supercherie eut été dévoilée. Et la toile se vendit 20 louis d’or, c’est-à-dire 400 francs, qui furent reversés par Dorgelès à l’orphelinat des Arts [1].
La Guerre, en 1914, mit fin à cette époque agitée, insouciante et fertile. La clientèle se fit rare au Lapin Agile, la plupart des habitués étant partis pour le front, dont beaucoup ne revinrent pas. La guerre terminée, le Lapin Agile ne retrouva plus son statut de lieu de rencontre des écrivains et des artistes de l’avant-garde : le centre de gravité de la création s’était déplacé entre-temps à Montparnasse. En 1922, Aristide Bruant revendit le cabaret à « Paulo » [2], le fils de Frédéric Gérard, à qui il avait enseigné le chant. L’histoire du cabaret allait se poursuivre, mais sans Frédé qui revint mourir à Saint-Cyr.
La vedette du lieu repose au fond du petit cimetière : Pierre MAC ORLAN (Pierre Dumarchey : 1882-1970). Il possédait dans cette commune une maison, au hameau d’Archet, mais celle-ci ne se visite pas.
- Reconstitution de l’acte de naissance de Pierre Mac Orlan - Péronne.
Il fut un personnage attachant, humaniste, ayant appartenu à la Bohème de Montmartre : habitué du Lapin Agile (c’est le propriétaire, Frédé, qui lui fit connaître la vallée du Morin), il s’en éloigna progressivement pour ne plus vivre à la fin de sa vie qu’à Saint-Cyr (Montmartre et Saint-Cyr commémorent cette proximité en étant jumelée !). Les artistes le suivirent à St-Cyr où il organisait des repas. Membre de l’académie Goncourt, ce romancier garde une notoriété pour avoir été
- Femme à la corneille - Picasso
- C’est Marguerite Luc qui fut le modèle, posant avec l’oiseau du père Frédé.
l’auteur de Quai des brumes et de la Bandera, qui furent portés à l’écran par Gabin. Plus que par ses romans pourtant, il se fit connaître du grand public, sur la fin de sa vie, par des chansons réalistes qui furent interprétées par les grands noms de la chanson française du début des années 50. Ami d’Apollinaire , d’Alain Fournier et de Max Jacob, puis de Brassens ou de Monique Morelli, il était un passionné de rugby : le XV de France lui avait offert un ballon signé par tous les membres de l’équipe avec lequel il se fit enterrer.
Avec lui repose son épouse, Marguerite Luc (1886-1963), qui avait été en 1904 le modèle de l’aquarelle de Picasso La Femme à la corneille. Il l’avait rencontré au Lapin Agile où elle était serveuse : elle était en réalité la fille de la maîtresse de Frédéric Gérard, Berthe Serbource (1854-1933), qui était la véritable propriétaire du Lapin agile, et qui repose également dans ce caveau.
On notera également la présence dans ce cimetière :
du journaliste Pierre BERGER (1912-1965).
Le philanthrope Yves MERRER (1879-1979), qui développa pendant 80 ans une activité bénévole par la création de groupes artistiques ainsi que des associations philanthropiques et culturelles, et qui donna son nom en 2005 à un prix, décerné depuis à un artiste qui, à travers son oeuvre, fait preuve d’un sens social remarquable.
du peintre paysagiste Marcel PRESSAC (1926-2002), qui illustra Mac Orlan.
[1] Le tableau fait aujourd’hui partie de la collection permanente exposée à l’espace culturel Paul Bedu à Milly-la-Forêt
[2] Qui repose lui au cimetière Saint-Vincent de Montmartre, où Frédé aurait sa place.
Commentaires