Les cimetières monumentaux italiens
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Dès qu’il aborde l’Italie, le taphophile est prit d’un double vertige contradictoire : le premier est la fascination et l’admiration devant les champs des repos, le second est l’incompréhension et l’impuissance devant l’absence quasi-totale de médiatisation de ceux-ci. L’Italie est effectivement la terre des contradictions : entre christianisme viscéral et déchristianisation profonde, les Italiens édifient des cimetières magnifiques pour mieux ne pas les faire connaître ou les faire visiter !
Evidemment, c’est un luxe de riches : le patrimoine est partout dans la botte italique. Le moindre des villages a ses ruines antiques, ses églises baroques, ses fresques Renaissance… Dès lors, quelle place attribuer à un patrimoine qui a à peine deux siècles ? Mais pour le Français qui lutte désespérément pour que l’on reconnaisse la valeur patrimoniale des cimetières, l’Italie offre un pied de nez agaçant. Les pays anglo-saxons, Allemagne et Grande-Bretagne en tête, savent admirablement mettre en valeur leur cimetière : nombreuses associations actives, nombreuses parutions –et pas seulement dans la langue locale– , initiatives ambitieuses de protection et de médiatisation des champs de repos… L’Italie est aux antipodes : ainsi, au bout de combien de visites à Rome préconisera-t-on une visite du cimetière du Campo Verano ? Il suffit de lire l’ensemble des guides touristiques sur la ville : les rares qui le présente ne lui consacre que quelques lignes, et pour la plupart il n’existe pas du tout. Nous affirmons ici que plus que du pédantisme culturel, c’est de l’ignorance crasse qui préfère présenter sur des pages le moindre bout de caillou antique plutôt que le cimetière monumental des villes italiennes ! A coup sur, on saisira davantage l’âme et l’histoire de Rome au Campo Verano que devant un bout de colonne érodé dans la périphérie de la ville.
L’Italie ne sait pas –ou ne veux pas- montrer son patrimoine funéraire. Pourquoi, je n’en sais rien… Par peur superstitieuse de la mort ? Par un excès de bigoterie ? Parce qu’elle considère que ces champs de repos doivent être uniquement visités par les familles ? Comment l’expliquer, d’autant plus que les Italiens sont les inventeurs des cimetières monumentaux, qui fleurissent dans toute la péninsule, et que la diaspora a sut implanter jusqu’aux Etats-Unis ? Prenons Internet, qui est maintenant un bon média pour se faire une idée : on dirait que les cimetières monumentaux se limitent à ceux de Milan et de Gênes (qui sont certes admirables, mais pas uniques). Pour Rome par exemple, quelques lignes consacrés au cimetière « accatholique » (qui fera l’objet d’un futur article). Pendant longtemps, rien ou presque rien sur le Campo Verano. Quasiment rien sur Naples où les cimetières sont pourtant si étonnants. Quant à Venise, si le cimetière San Michele est souvent cité, c’est pour y évoquer exclusivement la présence de Stravinsky ou de Diaghilev, qui ne sont pas, et c’est intéressant de le noter, d’origine italienne.
Et pourtant, quels lieux étonnants que ces cimetières monumentaux italiens ! Par leur taille tout d’abord, que l’on devine plus que l’on ne cerne réellement. Et puis ce vertige étonnant qui s’empare du visiteur quasiment dès l’entrée : dans la plupart des cimetières, on se pose la question : quelle tombe vais-je prendre en photo ? Dans les cimetières italiens, on se demande celles que l’on va pouvoir ne pas prendre. Partout, ce ne sont que compositions monumentales, statues, bustes ou réalisations audacieuses de contemporanéité ! Indéniablement, le premier contact est désarmant. Puis on s’approprie progressivement le lieu, on se laisse saisir par la monumentalité et on entame son périple de découvertes. Cette sensation, je l’ai éprouvé dans tous les cimetières italiens que j’ai pu visiter : à Rome, mais aussi à Florence, à Venise, à Naples ou à Turin… Où que le regard porte, ce n’est pas une mais des dizaines de tombes qui attirent le regard. En outre, les Italiens se racontent dans les cimetières comme nul autres. Inflations de portraits, d’épitaphes personnalisés… On montre tout, jusqu’aux très classiques photos du cadavre du petit Giuseppe, de la petite Graziella, mort à quelques mois. Offrandes aux relents païens sur les tombes, bougies allumées (en permanence ?)… La foi est partout et nulle part, à l’image du pays : bien des anges et des vierges ont des galbes bien peu en odeur de sainteté ! Quand on veut évoquer les martyrs, on y va franchement : on a que l’embarras du choix, vu qu’il existe en Italie autant de martyrs que de recettes de gelati ! Et vas-y que je te rajoute de la souffrance chez St-Laurent, des blessures sanguinolentes chez St-Sébastien, tandis qu’Agathe n’en finit pas de se faire arracher les seins… Et que je t’empale, te crucifie, t’énuclée, t’arrache les tripes, te décapite, te coupe en morceaux, tout cela sous couvert d’une foi qui dissimule mal ses élans sadiques ! Dans ce domaine, les cimetières italiens sont une parfaite illustration des orientations post-tridentines données à l’art afin d’effaroucher les âmes tentées par la dissidence.
Si la religion catholique italienne si particulière est une dimension essentielle des cimetières monumentaux, il en est une autre qui est tout aussi fondamentale : celle du nationalisme issu du Risorgimento, ce XIXe siècle durant lequel l’Italie fit son unité. Les Français le savent peu, mais les cimetières monumentaux, nés pour la plupart dans la première moitié du XIXe siècle, résultent, tout comme le Père-Lachaise, de la volonté napoléonienne ! Ici comme ailleurs, auparavant, on enterrait dans les églises et les petits cimetières paroissiaux. Puis vint la tempête Bonaparte qui ordonna en 1804 le regroupement des corps dans de vastes cimetières en dehors des centres urbains. L’Italie étant sous sa coupe, elle dut l’adapter, non sans réticence, comme ce fut également le cas en France. Néanmoins, ce serait une erreur de ne voir en ces nécropoles qu’une origine française : les cimetières italiens résultent d’une histoire inscrite dans la durée. Ils sont à la fois les héritiers des nécropoles romaines, telle celles partiellement conservées de la Via Appia ; ou encore des campo santi médiévaux et Renaissance, tel celui de Pise. La mort a toujours été une industrie en Italie, et ici plus qu’ailleurs elle a été magnifiée, statufiée et mise en scène, créant des modèles qui s’exportèrent partout dans le Monde.
Alors qu’ils étaient encore bien jeunes, les cimetières monumentaux constituèrent donc des écrins évidents pour les révolutionnaires (souvent jeunes eux aussi !) du Risorgimento. On édifia pour eux à l’intérieur des nécropoles d’immenses portiques, véritables cloîtres laïcs, qui reçurent leurs dépouilles : cote à cote, ils offrent de nos jours des allées de mausolées ornés d’une profusion de statues, bustes et médaillons accompagnées d’épitaphes rappelant tout ce que la patrie leur devait, même si le nom de la plupart ne résonnent plus que dans quelques têtes. Dès lors, le phénomène qui concerne l’ensemble du monde occidental se mit en branle : l’arrivée des mausolées des familles bourgeoises, puis des plus modestes. Artistes et hommes de sciences ne furent pas en reste. Bien entendu, le but était d’avoir la meilleure place, il fallait être vu. La période mussolinienne ne fut pas en reste, utilisant les cimetières et les tombes de ses « martyrs » comme autant de manifestations à la gloire du régime. Là encore, c’est toute l’hypocrisie de notre monde moderne qui veut faire croire que les cimetières sont des lieux du recueillement intime. Du Père-Lachaise au Kensal Green de Londres, du Zentralfriedhof de Vienne aux cimetières monumentaux italiens, la fonction des grandes nécropoles urbaines a toujours été celle de manifestations publiques et de la mise en scène destinée au plus grand nombre.
Il suffit de voir la monumentalité des chapelles de familles italiennes, et je parle là de familles qui ne possèdent pas forcément de titres de gloire. Comparés à elles, les tombeaux de Thiers ou de Demidoff au Père-Lachaise sont des petits cabanons de jardin. Dans certaines allées du cimetière Poggioreale de Naples, on se croirait dans une cité de banlieue environnée d’immeubles là où il n’y a que des concessions familiales ! Ironiquement, les chapelles destinées au culte sont le plus souvent plus petites que celles destinées aux corps !
La dimension paysagère est enfin une des dernières clés pour comprendre les cimetières monumentaux. A ce niveau, la France n’a rien compris : à Bagneux, à Thiais ou à Pantin, les municipalités s’évertuent à planter des arbres, mais seulement sur le bord des allées. Les divisions demeurent de vastes parkings funéraires où la laideur et la vulgarité de nos dalles modernes dominent, comme s’il n’y avait pas, pour des raisons de coût ou de place, d’alternatives… Celles-ci existent pourtant, et il suffit de voyager en Europe pour s’en convaincre. Les cimetières monumentaux italiens sont à cet égard de magnifiques parcs où la végétation, plantes, arbres et fleurs, s’épanouit à profusion.
Bref, modèle parmi les modèles, le cimetière monumental italien est l’une des expressions les plus réussies de la monumentalité funéraire. Dès lors, pourquoi si peu les visiter ? La prochaine fois que vous irez à Rome, entre deux thermes, trois fora et quatre églises baroques, n’hésitez donc pas à franchir le monumental portique d’entrée du Campo Verano pour une merveilleuse incursion dans une Rome moins connue et pourtant tout aussi étonnante.
Photos personnelles : cimetières monumentaux de Turin, de Naples, de Rome, de Palerme
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