Itinéraire Dracula 3 : Vlad Tepes en Roumanie

mardi 4 septembre 2012
par  Philippe Landru

Durant l’été 2012, le journal Libération publia sur plusieurs semaines l’itinéraire d’un écrivain et d’un photographe partis à la recherche des lieux réels décrits dans le roman Dracula :

À la poursuite de Dracula est le récit, illustré de photographies, du périple insolite de deux voyageurs partis sur la piste du plus célèbre des vampires du 9 mars au 3 avril 2012. Du mystérieux col de Borgo à l’école de magie noire de Scholomance en passant par les lieux des exploits de Vlad l’Empaleur, du port de Whitby aux hauteurs de Londres, ce blog suit leurs errances entre la Roumanie et l’Angleterre et vous offre un avant-goût du livre à paraître en novembre 2012. Par ailleurs, les auteurs ont lancé un appel à contribution sur le site kisskissbankbank.com afin de récolter les fonds nécessaires à la publication du livre. Vous pouvez aider à la création d’une œuvre littéraire et photographique originale en soutenant leur projet. Rendez-vous sur le site.

Etant allé plusieurs fois en Roumanie, ancien amateur de Stoker et de sa créature, j’ai aimé leur projet (dont j’ai d’ailleurs réalisé plusieurs itinéraires en mon temps). Loin de la « logorrhée vampirique » sans cesse rabâchée, j’ai pensé que ces petites chroniques pouvaient intéresser plus d’un lecteur du site... Le rapport ? Comme vous le verrez, je me sers de ces articles (et également de leurs photos) pour ajouter mes propres vues, parfois anciennes, des mêmes lieux, et bien évidemment des mêmes cimetières...

Chapitre précédent : La quête du château de Dracula


3ème partie : Vlad Tepes en Roumanie



31/07/2012


« C’est à nous que fut confiée pendant des siècles la garde de la frontière turque (…). Et n’est-ce pas un des miens qui traversa le Danube pour aller battre le Turc sur son propre sol ? Oui, c’est un Dracula ! Maudit soit son frère indigne qui vendit ensuite le peuple aux Turcs et fit peser sur tous la honte de l’esclavage ! N’est-ce pas ce même Dracula qui légua son ardeur patriotique à l’un de ses descendants qui, bien plus tard, traversa de nouveau le fleuve avec ses troupes pour envahir la Turquie ? »

Propos du comte Dracula issus du journal de Jonathan Harker (7 mai), repris par Bran Stoker dans Dracula.

Certains historiens ont émis l’hypothèse, au tout début des années 1970, que l’ancêtre évoqué par le comte Dracula en présence de Jonathan Harker ait été Vlad III de la dynastie des Basarab, dit « Tépès » (l’empaleur en roumain), voïévode de Valachie durant le XVe siècle. En décrivant la vie de cet « ancêtre », le comte parlait évidemment de lui-même, de son identité antérieure à sa transformation en vampire.

Ayant achevé notre périple sur les traces des différents héros du roman de Stoker, nous nous lançons donc aujourd’hui à la poursuite de cet autre Dracula, pour nous intéresser aux différents arguments de cette filiation. Puisque nous nous trouvons actuellement vers la frontière nord de la Valachie, nous décidons de pousser vers l’ouest afin de débuter cette nouvelle quête à Hunedoara.

Pourquoi cette destination, fief de la famille royale de Hongrie ? Pour l’expliquer, plongeons-nous rapidement dans l’histoire mouvementée de cette époque. Vlad Tépès naquit entre 1429 et 1431, en Valachie ― la moitié sud de l’actuelle Roumanie ―, un territoire alors rattaché à la couronne de Hongrie détenue par la famille des Hunyadi. De fait, toute la vie de Vlad Dracula, et notamment ses trois règnes (ses deux brefs passages sur le trône valaque en 1448 et 1476 ainsi que son règne principal, de 1456 à 1462), se jouèrent en étroite relation avec le roi de Hongrie Jean Hunyadi puis Ladislas et enfin Mathias Corvin, tour à tour en qualité d’alliés et d’ennemis. Vlad Dracula n’était pas bien vu de Jean Hunyadi, qui lui préféra toute sa vie d’autres voïévodes. De fait, c’est la mort du monarque, durant l’été 1456, qui permit à Vlad de s’installer durablement sur le trône de Valachie…

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La route de Medias

Hunedoara est une large agglomération qui se partage entre longues barres d’immeubles communistes et gigantesques usines fumeuses. Le célèbre château de la famille Hunyadi dresse ses fortifications dans la périphérie urbaine, au beau milieu des usines. Au point que, avec la distance, ses tours se confondent avec les cheminées industrielles pour créer une image fascinante de symbiose contre-nature, entre une construction ancienne et les dérives les plus effroyables de l’industrialisation à outrance. Franchissant le long pont qui enjambe majestueusement les douves, nous investissons un édifice où nous nous égarons à plusieurs reprises entre les multiples bastions crénelés, les appartements qui s’imbriquent entre escaliers en colimaçons et passages à claire-voie, les larges tours qui s’étagent à différentes hauteurs et pas moins de deux salles de torture pour faire bonne mesure. Durant notre visite, nous nous demandons quel fonctionnaire dément a pu autoriser la construction d’usines si près de ce monument. Après l’avoir quitté, alors que nous gravissons une colline proche pour découvrir avec le recul nécessaire l’effroyable panorama, nous commençons à comprendre. Car ce château demeure le symbole de l’une des plus célèbres familles royales de Hongrie, ce royaume qui fit ployer sous son joug les anciens territoires de la Roumanie durant plusieurs siècles. Ces usines vomissantes qui s’étalent autour de l’édifice jusqu’à l’étouffer, finalement, il semble bien qu’il s’agisse d’une vengeance.


03/08/2012


Après Hunedoara où nous nous sommes intéressés à la famille royale de Hongrie dont Vlad Tépès fut le vassal, nous pénétrons désormais au cœur même de la Valachie de Vlad Dracula, une principauté qui s’étendait du Danube jusqu’à englober la partie sud des Carpates. Sur la route de Sibiu, l’explosion printanière propre aux climats continentaux se fait criante. En l’espace de quelques jours, nous passons d’un hiver blanc et nuageux à une campagne d’or déroulée sous un ciel d’un bleu féroce. Mis à part quelques congères sur le bord de la route, la neige a pratiquement disparu et le thermomètre remonte brusquement d’une quinzaine de degrés.

Dans le Marginimea Sibiului, près de Sibiu dans le nord de l’ancienne Valachie, nous traversons une région dans laquelle Vlad Tépès s’illustra régulièrement en remédiant d’une manière plutôt brutale aux problèmes causés par des bourgeois et marchands récalcitrants qui peinaient à le reconnaître comme suzerain et voulaient s’affranchir de toute taxe émanant du pouvoir valaque. Choisissant les petites routes de campagne pour visiter cette terre riche d’histoire, nous passons par de nombreux villages dont les noms sont évoqués dans les textes historiques relatifs à Vlad Dracula. Aujourd’hui, ce ne sont que des noms, parfois différents, sur des panneaux indicatifs. Mais les Roumains profitant de l’arrivée du printemps et du dégel corollaire pour mettre le feu aux champs avant de les labourer, plusieurs de ces villages nous apparaissent nappés d’une fumée qui rappelle fugitivement l’état dans lequel Vlad Tépès les abandonna un demi-millénaire plus tôt.

Ce sont principalement ces multiples échauffourées qui alimentèrent la première source historique dédiée à Vlad Tépès, à savoir le pamphlet imprimé en 1463 sur l’ordre de Mathias Corvin, un texte tout à fait fascinant.

Morceaux choisis :

« Il incendia Beckendorf en Burzenland ; les hommes, les femmes et les enfants, grands et petits, qu’il ne brûla pas sur place, furent emmenés avec lui enchaînés en Valachie et il les fit tous empaler. »

« Dracula conclut un armistice et fit empaler durant cette trêve tous les marchands et rouliers de Burzenland. »

« Il extermina un grand clan, du plus petit jusqu’au plus grand, enfants, amis, frères, sœurs, qu’il fit tous empaler. »

« Il fit enterre jusqu’au nombril certains de ses hommes, nus, et on tira sur eux. Il fit rôtir d’autres gens, et en écorcha d’autres. »

« (…) quand le jour se leva, tôt le matin, il empala près de la chapelle tous ceux qu’il avait pris, femmes et hommes, enfants, jeunes et âgés. Et il se mit à table au-dessous d’eux, ce qui lui procura du plaisir. »

« Il ordonna de faire un grand chaudron à deux anses (…) puis il fit allumer un grand feu au-dessous, remplit le chaudron d’eau et y fit bouillir des gens. Il empala beaucoup de gens, femmes et hommes, jeunes et vieux. »

« (…) à Talmaci il fit hacher les gens menu comme choux et empala cruellement et de diverses façons les prisonniers qu’il ramena en Valachie. »

« Il fit empaler toutes sortes de gens en travers, jeunes et vieux, femmes et hommes. Et les gens pouvaient bouger des mains et des pieds et se tordaient ensemble comme des grenouilles. »

« Il arrêta un Tsigane qui avait volé. Alors les autres Tsiganes vinrent prier Dracula de le leur rendre. Dracula leur dit : « Il doit être pendu et c’est vous qui allez le pendre. » Ils dirent : « Ce n’est pas notre coutume. » Alors Dracula fit bouillir le Tsigane dans un chaudron, et lorsqu’il fut cuit, il les obligea à le manger, chair et os. »

« Il fit passer des gens sur la roue à aiguiser et beaucoup d’autres choses inhumaines qu’on raconte de lui. »

« (…) il traqua tous les Valaques des deux sexes près du village d’Amlas, il rassembla en foule tous ceux qu’il put attraper et les fit hacher menu comme choux à l’épée, au sabre et au couteau. Il emmena chez lui le prêtre et ceux qu’il n’avait pas tués cette fois-ci et les empala ; il incendia complètement le village avec leurs biens et, comme on dit, ils étaient en nombre plus de trente mille. »

« (…) de même il incendia entièrement cette contrée appelée la Bulgarie ; et il en fit clouer d’autres par les cheveux et il y en eut en tout vingt-cinq mille, outre ceux qu’il avait brûlés.

« Des ambassadeurs de Hermannstadt virent en Valachie les morts et les empalés comme une grande forêt, hormis ceux qu’il avait rôtis, bouillis, écorchés. »

« Il fit décapiter plusieurs de ses nobles et utilisa leurs têtes comme appâts pour les écrevisses ; après quoi il invita leurs amis chez lui, leur offrit ces écrevisses à manger et leur dit : « Vous êtes en train de manger les têtes de vos amis. » Après quoi, il les fit empaler. »

« Il invita chez lui tous les pauvres qui se trouvaient dans son pays et, après qu’ils eurent mangé, il les brûla tous dans une salle, au nombre de deux cents. »

« Il fit rôtir des jeunes enfants et força leurs mères à les manger et coupa les seins des femmes et obligea leurs maris à les manger, après quoi il empala les hommes. »

Voilà de quoi largement effrayer l’historien amateur et camper avec ce Vlad Tépès un personnage effroyable qui correspondrait tout à fait à l’idée que l’on se fait du comte Dracula. Mais la réalité historique est bien différente. Sans parler des agrandissements épiques présents dans ce célèbre pamphlet (si on additionne le nombre de morts donnés, Vlad Tépès aurait décimé à lui tout seul un bon quart de la Valachie ― qui comptait alors quelques 400 000 âmes ― en un règne d’une demi-douzaine d’années !), les exemples ont été soigneusement choisis, sortis de leur contexte et remaniés dans un objectif précis : démolir l’image du voïévode valaque. Il serait long et fastidieux de reprendre chacun de ces événements et de les expliciter un à un, ce n’est pas le sujet de ce blog, mais s’intéresser tout simplement au commanditaire de ce pamphlet permet d’en éclairer le contenu sous un jour nouveau. Car celui qui le fit imprimer n’est autre que Mathias Corvin, roi de Hongrie, qui venait de destituer Vlad Tépès et de l’emprisonner afin de le remplacer sur le trône valaque par un homme plus calme qui serait à même de servir les intérêts d’une poignée de notables en bon termes avec la Hongrie. Comme quoi, les habitudes politiques n’ont guère évolué en cinq siècles… Et Mathias Corvin dut rapidement trouver une justification un peu plus solide à cette destitution car le Pape et Venise comptaient alors sur Vlad Tépès pour mener une croisade contre l’empire ottoman, d’où la publication dans l’urgence de ce texte complètement partial qui, encore aujourd’hui, est repris ad vitam nauseam dès qu’il s’agit d’évoquer l’inspiration historique du Dracula de Bram Stoker…


08/08/2012



Nous ne pouvions décemment traverser cette partie de la Roumanie sans faire escale dans quelques-uns de ses si célèbres monastères orthodoxes. Nous effectuons ce passage incontournable en nous concentrant sur des monuments étroitement liés à Vlad Tépès, en commençant par le monastère de Cozia, fondé par Mircea l’ancien, premier voïévode de la branche de la dynastie des Basarab, à laquelle appartient Vlad Dracula. Construit sur une avancée de terre plongeant dans la rivière Olt, l’endroit est fascinant avec ses murs intérieurs entièrement couverts de vastes fresques bibliques qui s’organisent comme les cases d’une bande-dessinée démesurée. C’est en discutant avec un jeune moine barbu et chevelu, comme le veut la tradition orthodoxe, que nous apprenons l’histoire du lieu. Le bâtiment devint le monastère principal de Valachie sous l’impulsion de Vlad Dracula, durant son second règne, un geste politique clair qui visait à associer la religion orthodoxe à la branche des Mircea, en opposition à celle des Dan ― soutenue par la bourgeoisie de Brasov notamment ― à laquelle il n’eut de cesse de s’opposer pour conserver ou récupérer son pouvoir.

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Plaque tombale de Mircea le Vieux
Mircea Ier l’Ancien ou Mircea cel Bătrân (mort le 13 janvier 1418) fut de de 1386 à 1418 un des plus importants princes de Valachie. Il repose au monastère de Cozia, près de Sibiu. Photo personnelle.

Reprenant notre route vers le sud, nous bifurquons juste avant Curtea de Argès, l’une des capitales de Vlad Tépès, afin de visiter un monastère qu’il aurait fondé : celui de Govorra. Contrastant sévèrement avec Cozia, il s’agit cette fois d’un petit édifice perdu au milieu d’un village complètement ignoré par les touristes. En discutant avec une bonne sœur parlant quelques mots d’anglais, nous découvrons une histoire différente de celle que nous avions entendue. En fait, l’érection du monastère de Govorra commença sous le règne de Vlad Dracula et s’acheva, peut-être, sous celui de son fils. Mais l’histoire qui relie ce dernier à l’édifice religieux est plus intéressante. Alors que Dracula s’opposait à un puissant boyard de la région ― Albu cel Mare ― celui-ci rasa le monastère et s’empara dans la foulée de deux villages voisins. Furieux, Vlad Tépès fit prisonnier le boyard récalcitrant puis l’empala, lui et toute sa famille, avant de placer sous l’autorité directe du monastère les deux villages sur lesquels il avait fait main basse. Ainsi, Dracula apparut comme le sauveur du monastère et l’un des agents de sa reconstruction, moment dont les moines actuels continuent d’évoquer le souvenir avec grand respect.


10/08/2012 : Le château de Bran


« Sans doute m’étais-je endormi ; sinon, comment aurais-je pu ne pas être frappé par le spectacle qu’offrait ce vieux château ? Dans la nuit, la cour paraissait grande et comme, en outre, plusieurs passages obscurs partaient de là et conduisaient sous de grandes arches, cette cour semblait peut-être encore plus grande qu’elle n’était en réalité. (…) Je me trouvais près d’une grande porte ancienne, toute cloutée de caboches de fer ; l’embrasure était de pierre massive. Malgré l’obscurité, je remarquai que la pierre était sculptée, mais le temps et les intempéries avaient considérablement usé ces sculptures. (…) Le château est bâti sur le rebord même d’un précipice impressionnant. Une pierre que l’on jetterait d’une des fenêtres tomberait mille pieds plus bas sans avoir rien touché sur son parcours. Aussi loin que l’on puisse voir, c’est une véritable mer de cimes vertes d’arbres, entrecoupée ça et là lorsque s’ouvre un creux dans la montagne. On distingue aussi comme des fils argentés ; ce sont des ruisseaux qui coulent en des gorges profondes à travers cette immense forêt. »

Extraits du journal de Jonathan Harker (5 et 7 mai), repris par Bram Stoker dans Dracula.

Cette description que nous livra Jonathan Harker peu avant de réaliser qu’il se trouvait prisonnier du comte Dracula n’a strictement rien à voir avec le château de Bran que nous découvrons aujourd’hui. Les détails relatifs au paysage correspondent bien avec ceux que nous avons découvert dans le nord de la Transylvanie, tandis que nous cherchions le château dans la région où il devrait se situer, mais pas du tout à celle de Brasov où nous sommes parvenus hier soir. Cela dit, nous ne pouvions décemment manquer cette star des brochures touristiques, curieusement associée à Vlad Tépès ainsi qu’au personnage de Dracula depuis les années 1970, alors que pratiquement rien ne relie les trois entités.

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De tout ce que j’ai pu rapporter d’improbable de là-bas, celui-ci est sans doute le plus étonnant !

Au pied de l’édifice qui domine la petite bourgade de Bran, nous en comprenons vite la motivation principale, avec la multitude d’échoppes qui rivalisent d’horreur en alignant jusqu’à la nausée mugs Vlad Tépès, T-shirt Vlad Tépès, cuillères Vlad Tépès, vin Vlad Tépès, assiettes Vlad Tépès, taies d’oreiller Vlad Tépès, parapluies Vlad Tépès, grille-pain Vlad Tépès, au côté des mêmes objets à l’effigie de Dracula. Nous avons la nette impression de nous trouver au milieu d’un concours : le merchandising touristique dans sa version la plus effroyable. Horrifiés, nous nous empressons d’acquérir deux tickets hors de prix pour nous réfugier au plus vite dans l’enceinte du monument.
L’aspect extérieur du château, tout en tours sommées de toitures pointues et murs percés de barbacanes, demeure médiéval à souhait et dégage une impression de romantisme matiné d’un soupçon de fantastique. En revanche, l’intérieur a été réaménagé au début du 20ème siècle pour servir de résidence d’été à la reine Marie, nièce de la reine Victoria, lorsque le château lui fut offert par la ville de Brasov en 1920. Le contraste est flagrant : nous découvrons un charme à peine suranné en déambulant au gré des multiples terrasses, des passages à claire-voie et des salons coquets. Géographiquement, le château se dresse plusieurs centaines de kilomètres au sud de la région où devrait se situer celui du Dracula de Stoker. Cela n’a pas empêché les organisateurs d’aménager l’une des pièces en petit musée consacré au comte, avec notamment plusieurs éléments de costume ayant servi dans le film de Coppola, certificats d’authenticité à l’appui.

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On est loin d’une visite « lugubre en solitaire »

Quant à Vlad, qui possède également une pièce dédiée, il ne dut séjourner ici qu’à quelques rares occasions, s’il y séjourna réellement. À l’époque de ses règnes, le château de Bran servait de place forte gardant la route entre la Transylvanie et la Valachie, sa mission étant de protéger le passage à travers les Carpates tout en percevant les taxes marchandes. En fait, l’origine de l’association entre ce monument et les deux Dracula relève d’une logique purement touristique : il s’agit de l’un des plus beaux châteaux de la Roumanie, donc autant attirer les touristes ici qu’ailleurs…

Le carditaphe de la reine Marie

Profitons de la présentation du château pour recentrer le propos sur ce qui nous intéresse au premier chef : si la reine Marie, qui adorait Bran, fut inhumée à côté de son mari au Monastère de Curtea de Argeş (où reposent tous les rois et reines de Roumanie), son coeur, conformément à son désir, lors de son décès le 18 juillet 1938, fut enterré dans la chapelle du Palais de Balchik au bord de la Mer noire. Lorsque la région de Balchik devint bulgare, la princesse Ileana de Roumanie, fille de la défunte reine, prit la décison d’enterrer le coeur dans une chapelle à proximité du château de Bran en Transylvanie. Après le départ en exil du roi Michel en 1948, le coeur de la reine Marie fut transféré au Musée National d’Histoire de Bucarest .

Aujourd’hui, les autorités roumaines ont décidé de « prêter » le coeur de la reine Marie jusqu’en 2013 au musée qui ouvert au sein du château de Bran, dont les héritiers de la princesse Ileana ont repris possession. Le coeur de la reine Marie est placé comme à l’origine dans une petite boite en argent, elle-même déposée dans un plus large écrin en argent incrusté de diamants, rubis et autres pierres précieuses qui avait été offert à la princesse Marie de Saxe-Cobourg lors de son arrivée en Roumanie à l’occasion de son mariage par une organisation de femmes roumaines .


16/08/2012


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Sighisoara
Très belle cité saxonne de Roumanie.
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Sighisoara
La « maison natale » de Vlad Tepes (!). Une plaque signale l’évènement sur le mur.

Après Sighisoara, superbe hameau médiéval accroché au sommet d’une colline biscornue, là où serait né Vlad Tépès, nous pénétrons dans une région dont le lourd passé conflictuel transparaît au détour de nombreux édifices, notamment les églises fortifiées qui fleurissent dans chacun des petits villages que nous traversons. Ainsi Biertan ou encore Médias, où l’église est cernée d’un rempart impressionnant brisé de cinq larges tours dont la plus haute aurait servi, selon une légende locale, de prison à Vlad Dracula ; peut-être après son arrestation par Mathias Corvin ? Ces petits bastions étaient destinés à accueillir la population du village en cas d’attaque, et nous en découvrons le plus bel exemple à Prejmer. Autour de la vaste église, une multitude de petits appartements s’adossent aux remparts déjà épais de plusieurs mètres. Il s’agit de cages à lapins d’une dizaine de mètres carrés censées pouvoir abriter chacune une famille. En tout, j’en dénombre près de trois cents, reliées par un système d’escaliers et de passages à claire-voie dignes d’un Escher particulièrement inspiré.

Nous achevons cette journée dans le même esprit — cette tournée des reliques d’un passé médiéval plus que mouvementé — en poussant vers la partie sud des Carpates jusqu’à la fameuse citadelle de Poenari, un lieu si étroitement associé à Vald Tépès que certains cherchent encore aujourd’hui à y voir le château personnel du prince valaque. Mais la réalité est bien différente et Vlad Tépès n’y passa réellement que quelques courts séjours, notamment lorsqu’il s’y retrancha brièvement pour échapper aux armées du Sultan qui ravageaient son pays. La légende veut qu’il l’ait finalement dupé en suivant les conseils d’une fratrie de sept forgerons qui lui proposèrent de ferrer ses chevaux à l’envers. Dans une scène qui n’aurait pas dépareillé dans un bon vieux western des années 1950, Vlad et ses hommes échappèrent ainsi aux Turcs qui les poursuivirent dans le mauvais sens.

Par citadelle, il faut entendre lieu de refuge inextricable, et cela relève encore de l’euphémisme. De fait, il s’agit d’un petit bastion perché au cœur des Carpates : une tour et une centaine de mètres de rempart protégeant les quelques pièces nécessaires pour s’y réfugier. L’hypothèse qu’il s’agisse de la demeure du voïévode est bien éloignée de la réalité car, de fait, Vlad Tépès passa plus de temps dans des maisons citadines que dans des châteaux, et surtout pas celui-ci, esseulé sur son promontoire au beau milieu des montagnes. D’ailleurs, ici ne vécurent réellement que la demi-douzaine de soldats assignée à sa garnison. Abandonnant la Dacia sur le bord de cette route perdue, nous gravissons les 1480 marches qui mènent à cette citadelle accrochée comme par magie à son morceau de rocher pour dominer les deux vallées qui s’étendent de part et d’autre et ainsi assurer la garde de la frontière entre la Valachie et la Transylvanie. En contemplant ces ruines et leur improbable position, tandis que je reprends mon souffle, j’ai une pensée pour ceux qui la rebâtirent : les boyards (la version médiévale d’un riche propriétaire terrien, un terme encore utilisé aujourd’hui dans les campagnes roumaines) de Brasov que Vlad Tépès réduisit en esclavage et fit travailler à la reconstruction de l’endroit jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Quelle époque que ce milieu de 15ème siècle, durant lequel la Valachie jonglait entre les guerres et les alliances, principalement contre l’empire ottoman mais sans oublier de se méfier de ses voisins turbulents, des boyards récalcitrants et même de la couronne de Hongrie censée protéger Vlad et ses sujets…


21/08/2012


Nous entrons dans Targoviste en fin d’après-midi, la capitale valaque dans laquelle Vlad Tépès (l’empaleur en roumain) s’installa le plus durablement, célèbre également pour avoir accueilli le jugement et l’exécution du couple Ceausescu en 1989. Sur le site en ruine de la Curtea Domneasca ― la cour princière ― se dresse encore une tour de guet érigée par Vlad Dracul avant que son fils ne la surélève durant son second règne.

À l’intérieur, une belle exposition, outre de nombreuses représentations de Dracula dont nous ignorions l’existence, retrace ses plus importantes campagnes contre l’empire ottoman. Ici, nous sommes dans un tout autre état d’esprit que celui, sensationnaliste, reliant Vlad Tépès à Dracula ou l’autre, plus malsain, dressant le portrait d’un tyran cruel et assoiffé de sang : car c’est Vlad ― ce héros ! ― qui est mis en valeur à Targoviste, enfin…
De la même manière que ses prédécesseurs et ceux qui vinrent après lui, Vlad Tépès se trouvait empêtré entre la suzeraineté légitime de la Hongrie et la menace concrète incarnée par la Turquie. Mais comme l’exposition de cette tour le montre admirablement, il choisit de s’opposer aux Turcs et s’illustra à de nombreuses reprises dans cet affrontement. En août 1458, il repoussa les 18 000 hommes que comptait l’armée de Mahmoud Pacha, à un contre trois, et força à la fuite un général terrorisé.

Ensuite, début 1462, excédé par l’empire ottoman qui lui exigeait tribut et voulait traverser la Valachie pour aller piller la Transylvanie, Vlad Tépès donna une réponse dénuée de la moindre ambiguïté en faisant empaler l’ambassadeur Hamza Bay avant de lancer sa célèbre campagne danubienne. Au cours de cette incursion à l’extérieur des frontières de la Valachie, il ravagea la région au sud du fleuve pour y disperser les troupes d’akindjis, massacrer les populations qui fournissaient les armées du Sultan en vivres et, accessoirement, sauver quelques chrétiens qu’il ramena au nord du Danube. Evidemment, le Sultan Mehmed II n’allait pas laisser impuni un tel affront et il rassembla son armée, la plus grande de l’époque d’après les chroniqueurs ― soit près de 80 000 hommes ― pour aller « détruire le Valaque » (dixit). Vlad appela à l’unité chrétienne, s’attira l’oreille sourde d’un roi de Hongrie en difficulté financière et comprit au dernier moment qu’il allait devoir affronter l’empire ottoman seul. Armant chaque mâle de Valachie âgé de douze ans et plus, il se retrouva à la tête d’une armée de 31 000 combattants.

Malgré ce rapport de force déséquilibré, le vaillant voïévode s’autorisa plusieurs exploits, et non des moindres. Déguisé en marchand turc, il infiltra le campement adverse en plein jour pour repérer ses dispositions avant d’y donner l’assaut de nuit. Il échoua à tuer le Sultan dans l’attaque mais lui infligea de terribles pertes, avant d’aller se dissimuler dans les Carpates. Insaisissable, Vlad Tépès harcela l’armée turque tandis qu’elle avançait vers Targoviste où l’attendait une petite surprise concoctée par le voïévode. Selon l’historien Chalkokondylès, le Sultan découvrit une forêt de pals de trois kilomètres sur un, pour un total de 20 000 prisonniers turcs empalés, femmes et enfants compris. Saisi de stupeur, le Sultan aurait dit « qu’il ne pouvait prendre son pays à un homme capable d’accomplir de si grandes choses et savait se servir de la sorte de son pouvoir sur ses sujets, un homme qui, s’il accomplissait de tels actes, serait encore digne d’en accomplir davantage. » Après ce surprenant éloge, Mehmed II renonça lui aussi à ses projets et se résigna à s’en retourner sur l’autre rive du Danube.


30/08/2012 : Le tombeau de Dracula


Il existe de nombreuses théories quant à l’endroit où a été inhumé Vlad Tépès. La plus célèbre est celle du monastère de Snagov, et ce pour une raison qui n’est pas sans lier le prince valaque au célèbre vampire dont il aurait été l’incarnation humaine, selon la théorie de Raymond McNally et Radu Florescu. Durant les années 70, un groupe d’archéologues découvrit une stèle sans nom en effectuant des fouilles dans les plus vieilles strates du bâtiment. Dans celle-ci, ils trouvèrent un corps dont le visage était recouvert d’un voile. C’est ce détail qui les poussa à voir en ces restes ceux de Vlad Tépès, puisque la coutume voulait, à l’époque, qu’on recouvre le visage d’un défunt ayant perdu la tête de ce type d’ornement. Et après sa mort sur une colline non loin de Giurgiu alors qu’il combattait l’empire ottoman, le visage de Vlad Tépès fut arraché sur ordre du Sultan et exhibé dans les plus importantes cités de l’empire afin de montrer que le vieil ennemi avait enfin été éliminé. Plus curieux est le phénomène qui fit couler beaucoup d’encre parmi les groupes qui voyaient en Vlad Tépès le Dracula de Bram Stoker : à peine exhumée, cette dépouille se désagrégea presque complètement, interdisant aux archéologues de pousser plus loin leurs analyses. Des chercheurs plus rationnels ont ensuite expliqué qu’il s’agissait d’une réaction à priori normale pour un corps conservé sous terre pendant des siècles et brusquement exposé à l’air ambiant. Mais l’histoire continue de déchaîner les passions…

L’autre théorie, plus rationnelle à notre sens mais ne disposant d’aucun type de preuve, voit le monastère de Comana, au sud de Bucarest, comme le lieu de repos éternel du voïévode. Cette hypothèse est intéressante pour deux points. Le premier est que ce monastère se situe non loin de Giurgiu, là où mourut Vlad Tépès, et on imagine donc plus aisément que sa dépouille y ait été transportée. En second lieu, l’église de Comana fut fondée par Vlad Dracula lui-même, et nous savons désormais que les voïévodes de Valachie avaient pour habitude de se faire inhumer dans un lieu saint qu’ils avaient fondé (comme Mircea l’ancien à Cozia).

Après notre glorieuse et ultime enquête dans la ville de Galatz, nous filons donc vers l’ouest pour visiter ces deux monastères. Sur place, il ne fait nul doute que l’office du tourisme roumain a établi son choix entre les deux théories. A Snagov, où le gracieux monastère s’élève sur une petite île au beau milieu d’un vaste lac, c’est l’horreur absolue. Un tarif d’entrée hallucinant, une boutique de souvenirs au sein même du monastère, des panneaux explicatifs faisant le lien entre Vlad Dracula et le vampire de Bram Stoker jusqu’à une stèle déplacée en plein milieu du monastère alors que la logique voudrait qu’elle se trouve dans l’entrée ou éventuellement le long des murs. Nous assistons même à ce qui nous paraît une sévère engueulade à notre sujet entre l’un des moines, visiblement excédé par l’attrait touristique que représente son monastère, et le représentant de l’office de tourisme. Comme si ce n’était pas suffisant pour nous faire fuir, un vieux roumain exige de nous une taxe de parking en arguant que nous nous sommes garés devant chez lui…

Une ambiance radicalement différente nous attend à Comana. Cette fois, des moines nous accueillent avec le sourire, en nous saluant de la main. Dans la tranquille quiétude du lieu, nous visitons le petit monastère ainsi que le musée attenant, puis retrouvons les derniers vestiges de l’église sous lesquels, peut-être, repose celui dont nous avons suivi l’histoire ces dernières semaines. Près des restes de l’église, une plaque commémore la mémoire d’un voïévode saint et juste, soulignant ses multiples combats contre les envahisseurs ottomans et lui souhaitant de reposer en paix. Ce texte n’est pas sans rappeler les mots d’un moine anonyme ayant vécu à la fin du XVe siècle :

« Je vous ai dit que nous, les Roumains, l’avons bien aimé, de tout notre cœur, ce voïévode Vlad Tépès, car nous nous rappelons avec plaisir des anecdotes qui disaient que pendant son temps, qu’importe où tu te trouvais sur la terre de Ţara Româneasca, tu aurais pu laisser ta bourse pleine d’argent au milieu de la rue et tu l’aurais retrouvée à la même place le lendemain. »

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Le monastère étant sur une île, on doit trouver un passeur pour faire traverser le lac en serpentant entre les roseaux.

Le monastère de Snagov

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Scène improbable lors de ma venue !
Un ouvrier, en train de se reposer dans un bâteau à l’intérieur de l’église !...
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Le monastère est recouvert de fresques, telle cette très belle scène de concile dirigée par l’empereur byzantin.
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L’autel...
...et la mystérieuse dalle

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Bons baisers de Snagov...

à suivre : Dracula en Angleterre


NB : toutes les photos des deux auteurs ont conservé leurs copyright. Les autres sont toutes les miennes.
J’ai procédé à quelques coupes dans leur récit lorsque ce dernier n’avait qu’un lointain rapport avec leur itinéraire.

NB : toutes les photos des deux auteurs ont conservé leurs copyright. Les autres sont toutes les miennes. J’ai procédé à quelques coupes dans leur récit lorsque ce dernier n’avait qu’un lointain rapport avec leur itinéraire.

On excusera le coté « criard » de mes photos, qui datent pour la plupart de 2004 : vous savez, l’époque où on découvrait le numérique et où l’on faisait des retouches au karcher !!!


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