VENISE : cimetière San Michele
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Les touristes qui se rendent par tombereaux sur l’île Murano dont la réputation est très galvaudée font tous une halte au cimetière San Michele. Cernée de hauts murs en terre brune d’où dépassent des cyprès vert sombre, San Michele est située au large des Fondamente Nuove, qui longent la lagune. Site unique au monde, défi technique à l’époque de sa fondation, le cimetière de Venise occupe l’intégralité de ce qui furent deux îles à l’origine : San Michele et San Cristoforo della pace. C’est par l’édit de Saint-Cloud de 1804 que Napoléon, alors maître de la ville, décide pour des raisons d’hygiène (particulièrement problématique dans une lagune) de fermer les petits cimetières paroissiaux lesquels, comme partout en Europe, entouraient les églises. Il confie le projet d’un nouveau grand cimetière à l’architecte Gian Antonio Selva, auteur de la Fenice.
Il fallut combler l’étroit canal séparant les deux îles : ce n’est qu’en 1836 que le projet fut terminé. Une partie de l’île servit un temps de prison autrichienne.
Le cimetière est divisé selon les différentes confessions : si la partie catholique est évidemment la plus grande, on trouve également un cimetière orthodoxe (où sont inhumés Stravinsky, Brodsky et Diaghilev), une section protestante (où est Ezra Pound) et une section juive.
La section orthodoxe est souvent décrite comme abandonnée et en mauvais état. A vrai dire, elle a plutôt un caractère champêtre.
Phénomène unique au monde, les corbillards transportent les cercueils jusqu’à San Michele en gondoles, quotidien finalement assez ordinaire pour les Vénitiens.
Le cimetière est toujours utilisé, mais le manque de place oblige la reprise constante des tombes : les ossements sont alors transférés dans des ossuaires, ici ou sur l’île Sant’Ariano, et de plus en plus sur le continent à Mestre.
L’ensemble architectural est élégant : dès l’entrée, des cloitres abritent les tombeaux les plus anciens. Chaque parcelle est entourée de murs sur lesquels s’adossent les monuments les plus ouvragés. Au centre, simples mais harmonieuses, les tombes modestes se dressent sur des pelouses verdoyantes.
Curiosités
— Le site tout d’abord, tout-à-fait étonnant, et la promenade en vaporetto pour s’y rendre.
— Dès l’entrée, les visiteurs ne font pas forcément attention à l’église San Michele in Isola, proche du débarcadère. Elle fut l’œuvre de Mauro Coducci, fut édifiée à partir de 1469, et rappelle qu’ici se tenait anciennement un monastère. Mine de rien, elle fut la première église de Venise à avoir une façade en pierre blanche d’Istrie et un portail renaissance, ce qui en fait donc l’une des plus vieilles églises du monde a adopté ce nouveau style. Elle est flanquée de la chapelle Emiliani, qui date de 1530. A l’intérieur de l’église se trouve la tombe de l’historien vénitien Paolo Sarpi (1552-1623)
— Ici, comme dans tous les cimetières de la péninsule, le meilleur cotoye le pire, selon que les Italiens se souviennent que leur pays est l’un des principaux épicentres de la culture mondiale ou bien qu’ils sont un peuple attaché à des bondieuseries sulpiciennes comme seul le catholicisme a pu en créér. A ce niveau, il est intéressant de noter le très grand nombre de petits bustes de Jean XXIII (ou de Pie XII, selon les obédiences) qui "ornent" les tombes. Padre Pio et François d’Assise ont bien la côte également !
A coté des chapelles et des monuments ciselés coexistent les "chapelles blockhaus", toujours très imposantes.
Et bien sur, inévitables, les barres HLM des cases de columbarium.
Encore que dans ce domaine, des columbariums plus anciens s’apparentent à des "magasins de la diveristé funéraire", où tous les styles d’urnes se cotoient.
Les monuments
Comme dans tous les cimetières italiens, les grandes familles de la bourgeoisie et de l’aristocratie se sont fait construire des monuments souvent imposants, réalisés par les artistes les plus en vue de l’époque. Parmi ces derniers, les plus constants furent Annibale De Lotto, Urbano Botasso, Luigi Gaggio ou encore Francesco Scarpabolla.
Voici quelques unes de leurs réalisations :
- Monument Saccomani, par Giovani De Carli
- Monument Massaroli, par Fabio Cadorin
- Monument de Manzoni
- Monument Conte, par Carlo Lorenzetti
- Monument Conagini, par Urbano Bottaso
- Monument Mariacher
- Monument Ceresa, par Emilio Marsili
- Monument Pasqualin, par Annibale de Lotto
- Monument Acerbi, par Girolamo Bortotti
- Monument Penzo, par Francesco Scarpabolla
- Tombeau des aviateurs Bologna, Miraglia et Bresciani
- Monument Potenza, par Annibale De Lotto
- Monument Kaliensky, par Enrico Butti
- Monument Scarpa, par Francesco Scarpabolla
- Monument Suppanich, par Annibale De Lotto
D’autres tombeaux, parfois moins imposants, n’en demeurent pas moins dignes d’intérêt :
Les célébrités : les incontournables...
— Joseph BRODSKY (1940-1996) : poète américain d’origine russe, il fut un autodidacte. Après la publication de ses poèmes dans les années 1960, il est arrêté pour "parasitisme" et condamné en 1964 à sept ans de travaux forcés. Libéré en 1966, il fut expulsé de son pays natal en 1972. Après Vienne, il s’installa et enseigna dans les universités prestigieuses des Etats-Unis. Il reçuit le Prix Nobel de littérature en 1987. Amoureux de l’Italie, et de Venise en particulier, il fut inhumé dans la partie protestante du cimetière.
— baron CORVO (Frederick William Rolfe : 1860-1913) : écrivain et aventurier britannique, il fut l’auteur d’une œuvre excentrique, précieuse et révoltée. D’origine protestante mais convertit au catholicisme, son indépendance d’esprit et son homosexualité affichée l’empêchèrent de devenir prêtre. Il erra à travers l’Europe pendant près d’une décennie, exerçant diverses professions, avant de décider, en 1898, de devenir écrivain et de signer ses écrits sous le pseudonyme italianisant de baron Corvo. Il s’installa à Venise en 1908. Son œuvre, largement et librement inspirée par l’Italie de la Renaissance, est le lieu idéalisé d’une rêverie aristocratique et raffinée. Rolfe s’illustra dans divers genres, puisqu’il écrivit une histoire des Borgia (1901), une série de vies des saints, mais aussi des nouvelles, (Stories Toto Told Me). Dans une autobiographie fantaisiste, Hadrien VII, il se transposa avec délectation dans la Rome du Quattrocento et sous les traits de son personnage principal, se fit accéder au rang de pape. Il consacra ses dernières années à l’écriture de son chef-d’œuvre, le Désir et la Poursuite du Tout, un récit de sa vie à Venise. Il fut également l’auteur d’un roman, Don Tarquinio et d’une Correspondance en dix volumes.
— Serge de DIAGHILEV (1872-1929) : impressario
russe d’origine aristocratique, il crée à St Petersbourg en 1907 ce qui restera sa grande oeuvre : les Ballets russes. Dès 1909, la compagnie entame une tournée internationale et, en 1911, Diaghilev coupe les ponts avec le Ballet Impérial. La compagnie devient une troupe privée, indépendante, qui se fixe à Monte-Carlo, Paris et Londres, sans s’attacher à aucun théâtre en particulier. Les commandes de ballets qu’il passe aux compositeurs de son temps (Debussy, Satie, Ravel, Poulenc, Prokofiev...), l’audace des décors (signés Léon Bakst, Picasso, Cocteau...) ou des costumes (Paul Poiret), la virtuosité des danseurs (Anna Pavlova, Nijinski, Lifar ou Balanchine), font de ses ballets la vitrine de la modernité des années 10 et 20. Sa collaboration la plus célèbre demeure celle qu’il eut avec Stravinsky. Il lui commanda ce qui allait devenir les oeuvres majeures du compositeur : L’Oiseau de feu, Petrouchka en 1911 et Le Sacre du printemps en 1913.
Tous les deux reposent désormais dans la partie orthodoxe du cimetière.
La tradition voulant que les jeunes danseurs viennent déposer leurs chaussons sur la tombe du maître (phénomène analogue sur la prétendue tombe Taglioni au cimetière Montmartre) est ici également respectée.
— Christian DOPPLER (1803-1853) : peut-être vous est- il arrivé de prendre rendez-vous à l’hôpital pour "passer un doppler", sans savoir exactement de quoi il s’agissait ? Christian Doppler était un mathématicien et physicien autrichien dont le champs d’étude fut large : optique, astronomie, électricité… Il est resté célèbre pour avoir découvert "l’effet doppler", le décalage de fréquence d’une onde acoustique ou électromagnétique entre la mesure à l’émission et la mesure à la réception lorsque la distance entre l’émetteur et le récepteur varie au cours du temps. Cet effet est utilisé pour mesurer une vitesse, par exemple celle d’une voiture, ou bien celle du sang lorsqu’on réalise des examens médicaux (notamment les échographies en obstétrique ou en cardiologie). Il est d’une grande importance en astronomie car il permet de déterminer directement la vitesse d’approche ou d’éloignement des objets célestes. Aussi ne compte-t-on plus les domaines où sa découverte est utilisée : des radars au sonar, des examens médicaux au domaine de la navigation !! Atteint de la tuberculose, Doppler se rendit à Venise pour les bienfaits espérés du climat. Il y mourut et y fut donc inhumé.
— Helenio HERRERA (1916-1997) : joueur de football argentin naturalisé français, il devint un entraîneur mythique. Si sa carrière de joueur fut exclusivement française et assez modeste en terme de palmarès, sa carrière d’entraîneur l’appella dans quatre pays (Espagne, Portugal puis Italie) pour entamer une collection de trophées assez incroyable. Son séjour le plus marquant en tant qu’entraîneur d’une équipe restera celui qu’il effectua à l’Inter Milan de 1960 à 1968. Il y gagna de multiples coupes conférant à l’Inter la réputation de meilleure équipe de club au monde dans les années 60.
— Luigi NONO (1924-1990) : compositeur italien, élève de Malipiero, Maderna et Scherchen, il fut un adepte de la musique sérielle dont il devint, avec Luciano Berio, le plus éminent représentant en Italie. Sa musique d’avant-garde fut aussi l’expression d’une révolte contre la culture bourgeoise, concrétisée par son engagement communiste révolutionnaire. Il eut fréquemment recours aux textes politiques dans ses œuvres, qui sont souvent ouvertement politiques : ainsi mit il en musique des poèmes de Cesare Pavese, Federico García Lorca, Pablo Neruda ou Paul Éluard.
— Ezra POUND (1885-1972) : poète, musicien et critique américain, il fit partie du mouvement moderniste du début des années 1920 et fut le chef de file de plusieurs mouvements littéraires et artistiques comme l’imagisme et le vorticisme. Personnage polémique, son influence sur la modernité des lettres fut considérable, mais fervent supporter de Benito Mussolini, il fut critiqué pour ses prises de position antisémites. Son engagement lui valut d’être condamné en 1945. Reconnu malade, il fut interné jusqu’en 1958. Il passa le reste de sa vie dans le mutisme, ne prononçant plus un mot. Au gré de ses rencontres, il favorisa les carrières de nombreux écrivaines (William Butler Yeats, Eliot, Joyce, Robert Frost, Ernest Hemingway, D. H. Lawrence...). Il fut un des premiers à utiliser la versification libre. Son oeuvre majeure restera les Cantos, ensemble de poèmes mêlant les sujets, les langues et les styles, qu’il laissa inachevés.
— Igor STRAVINSKY (1882-1971) : Compositeur russe naturalisé français, puis américain, il fut emblématique du XXe siècle, naviguant entre l’écriture néoclassique, le jazz, la polytonalité ou la musique sérielle, avec une virtuosité et une capacité d’adaptation remarquables, tout en conservant une empreinte personnelle reconnaissable entre toutes. En 1913, son oeuvre phare et corrosive, le Sacre du Printemps, sous l’égide des Ballets russes, marqua un tournant dans la musique du XXe siècle et fit scandale, au moins autant par la chorégraphie de Nijinski que par l’originalité de sa musique... Stravinsky influença tout autant l’évolution de la musique classique que celle du jazz. Il partit pour les Etats-Unis où il explora de nouvelles formes musicales et collabora avec le chorégraphe Balanchine. A la fin de sa vie, il revint à une inspiration plus religieuse.
Il repose dans la partie orthodoxe du cimetière, à quelques mètres de Diaghilev qui contribua à son succès.
... mais aussi
Le médecin français Charles BOUGON (1779-1851), premier chirurgien du roi Charles X, professeur à l’École de Médecine de Paris. Il montra son dévouement, dans la nuit du 13 février 1820, lors de l’assassinat du duc de Berry par Louvel à la porte de l’Opéra. Il resta attaché au duc et à la duchesse d’Angoulême, restant ensuite auprès du comte de Chambord, pour mourir à son tour en exil.
C’est également dans ce cimetière que repose le français Léon GISCHIA(1903 -1991), peintre non figuratif de la Nouvelle École de Paris qui créa de nombreux décors et costumes pour le Théâtre national populaire de Jean Vilar.
Bien d’autres célébrités reposent au cimetière San Michele, mais leur renommée ne dépasse que rarement l’Italie, voire Venise elle-même. Sans être exhaustif, on pourra citer les peintres Natale Schiavoni (1777-1858), Louis Léopold Robert (1794-1835), Martin Rico y Ortega (1833-1908), Giacomo Favretto (1849-1887), Pietro Fragiacomo (1856-1922), Armando Pizzinato (1910-2004), Emilio Vedova (1919-2006), ainsi que le peintre slovène Zoran Mušič (1909-2005) ; l’architecte Lorenzo Santi Senese (+1839) ; l’ancien ministre Giovanni Ponti (1896-1961) ; l’historien et journaliste Pompeo Molmenti (1852-1928) ; le compositeur Ermanno Wolf-Ferrari (1876-1948) ; les dramaturges Giacinto Gallina (1852-1897) et Riccardo Selvatico (1849-1901), qui fut maire de Venise et qui fonda la Biennale en 1895 ; les acteurs Emilio Zago (1852-1929) et Cesco Baseggio (1897-1971), qui interprétèrent l’oeuvre de Goldoni ; les scénographes Giuseppe (1803-1873) et Pietro (1828-1911) Bertoja ; le médecin et sénateur Antonio Berti (1812-1879) ; le psychiatre Franco Basaglia (1924-1980), qui lutta contre la pratique de l’institution asilaire, le physicien danois Wilhelm Meyer (1824-1895) ; l’ambassadeur britannique en Italie Ashley Clarke (1903-1994), qui lutta toute sa carrière pour la préservation de Venise ; l’historien de l’art autrichien Franz Wickhoff (1853-1909).
- Tombeau de Ermanno Wolf-Ferrari, par Otello Bertazzolo
- Tombeau de Riccardo Selvatico et de Cesco Baseggio
- Tombeau de Giacinto Gallina, par Urbano Nono
- Tombeau de Emilio Zago
- Tombeau de Giuseppe et Pietro Bertoja
Un ouvrage récent existe sur le cimetière (en italien) :
BELTRAMI Cristina, Un’isola di marmi - guida al Camposanto di Venezia, ed. Filippi, 2005
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