Les Michelin : des pneus et des drames

dimanche 15 mars 2020
par  Philippe Landru

Bien qu’elle soit intimement liée au Puy-de-Dôme, la famille Michelin vient de Champagne, s’installa à Paris avant de descendre en Auvergne. Connue pour son austérité, son catholicisme et son goût du secret, cette famille s’illustre par une autre singularité : celle de rarement mourir dans son lit ! A l’exception des deux frères fondateurs, presque tous leurs descendants qui dirigèrent l’entreprise en cogestion moururent de manière violente : en déportation (Marcel), à la guerre (Jean-Pierre), dans des accidents de voiture (Pierre, Jean-Luc), dans un crash d’avion (Gabriel Hauvette, Etienne), noyé (Edouard) !

Ce que l’on sait moins, c’est que l’entreprise Michelin commença avant les deux frères (même si elle ne portait évidemment pas ce nom à l’époque), ce que cet article vous propose de découvrir.

Je n’ai fait figurer dans cet article que les membres de la famille ayant connu une notoriété particulière.


Les précurseurs


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E. Daubrée et A. Barbier

Deux cousins parisiens furent à l’origine de la dynastie industrielle Michelin : Aristide BARBIER (1800-1863) et Edouard DAUBRÉE (1797-1864). Le premier rejoignit le second à Clermont-Ferrand en 1832 pour créer la société « Barbier et Daubrée », qui se spécialisa dans la fabrication de machines agricoles et de matériel pour l’industrie sucrière. L’épouse d’Edouard Daubrée, Elisabeth Pugh-Barker, était la nièce du savant écossais Charles Mac Intosh, qui avait découvert que la caoutchouc était soluble dans le benzène. Sur sa suggestion, l’entreprise se diversifia dans la production de petites pièces en caoutchouc (balles, joints, billes, tuyaux) Les deux cousins disposaient d’ateliers à Clermont-Ferrand (site des Carmes) et à Blanzat, au début des années 1850. Sous le Second Empire, cette société connut son apogée (400 salariés vers 1860). La société participa ainsi de l’étonnante spécialisation caoutchoutière de Clermont-Ferrand.

Aristide Barbier mourut a priori à Paris [1] : j’ignore où il peut être inhumé. Edouard Daubrée repose au cimetière des Carmes de Clermont-Ferrand (63), sous un médaillon par Barthélémy Frison.

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Tombeau d’Edouard Daubrée au cimetière des Carmes

Adèle Barbier, fille d’Aristide, avait épousé Louis Jules MICHELIN (1817-1870). Peintre, dessinateur et graveur français, il fut réputé pour ses eaux fortes et ses lithographies (il fut le graveur attitré de Camille Corot). Il mourut prématurément à Limoges, peut-être du choléra. J’ignore où il repose. Ils furent les parents d’André et Edouard Michelin.

Après le décès des fondateurs en 1863 et 1864, l’entreprise Barbier-Daubrée périclita. André Michelin, son petit fils, entreprit le sauvetage de l’entreprise familiale à partir de 1886. Edouard Michelin, son frère, arriva de Paris en 1889 et devint l’unique gérant de la société.


1ère génération : les fondateurs


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Arbre généalogique simplifié de la famille Michelin

- André (1853-1931) et Edouard I MICHELIN (1859-1940), fils de Jules.

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André et Edouard Michelin

C’est en 1889 qu’il créèrent, à partir de l’entreprise héritée de leur branche maternelle, la société « Michelin & Cie », qui se lança en 1891 dans la fabrication de pneumatiques. Ils s’enthousiasmèrent tous les deux très tôt pour la course automobile. L’un des tournants phares dans la campagne publicitaire de l’industrie Michelin fut le « Bonhomme Michelin » ou Bibendum (voir plus loin). Ils créèrent en 1900 le Guide Michelin, puis lancèrent en 1910 la fameuse carte de France, constituée de quarante-sept feuilles juxtaposées, pliées selon l’ingénieux principe de l’accordéon. Cofondateurs en 1900 avec le comte de Dion, les frères Louis, Fernand et Marcel Renault, Louis Panhard et d’autres industriels du journal l’Auto-Vélo, devenu L’Auto dirigé par Henri Desgrange, ils contribuèrent à l’essor de l’aviation en créant notamment le Prix Michelin d’aviation et la Coupe Michelin Internationale en 1908.

Tous deux reposent au cimetière d’Orcines (63), mais dans deux tombeaux distincts qu’ils partagent avec une partie de leur descendance. Pour la suite de l’article, le tombeau d’André sera appelé « tombeau A d’Orcines » et celui d’Edouard « tombeau E ». Avec eux reposent leurs épouses, Sophie (1858-1918) et Jeanne (1874-1955) Wolff, première et seconde épouse d’André, et Thérèse Wolff (1870-1953), épouse d’Edouard ; toutes trois sœurs et filles du pianiste et compositeur Auguste Wolff.

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Tombeau d’André et sa descendance, dit tombeau A
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Tombeau d’Edouard et sa descendance, dit tombeau E
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Andrée et ses deux épouses, les soeurs Wolff

Au cimetière d’Orcines se trouve également une sœur d’André et Edouard : Marie (1856-1953). Avec elle, dans le caveau de famille, reposent ses deux fils : Gabriel HAUVETTE (1887-1910), pionnier de l’aviation qui périt lors d’un vol à Lyon (il fut la septième victime de l’aviation française), et Jules HAUVETTE (1881-1937), qui prit la direction de l’usine Michelin de Milltown, près de New York.

L’étonnante création du « Bibendum »

Créé en 1898, le Bibendum est devenu emblématique de la marque. Depuis 1893, le slogan de la manufacture était : « Le pneu Michelin boit l’obstacle !  ».

En 1894, le stand Michelin est installé à l’Exposition universelle, internationale et coloniale de Lyon. Une pile de pneumatiques en signale l’entrée. À sa vue, Édouard Michelin dit à son frère André : « Regarde, avec des bras, cela ferait un bonhomme ! ». Quelque temps après, le dessinateur O’Galop vient montrer à André Michelin ses projets d’affiches publicitaires. C’est une image refusée par une brasserie qui retient l’attention de l’industriel. On y voit un homme d’un bel embonpoint, supposé être Gambrinus, qui brandit une chope de bière en s’exclamant, d’après une expression du poète antique Horace : « Nunc est bibendum ! » (« C’est maintenant qu’il faut boire ! »). Ce buveur lui rappelle l’observation faite par son frère Édouard. Une esquisse voit le jour en avril 1898 : le gros personnage est constitué de pneus, la chope est remplacée par une coupe remplie de débris de verre et de clous, la phrase latine a été conservée, on voit les autres convives qui se « dégonflent », et le slogan maison est repris : « Le pneu Michelin boit l’obstacle ».

En juin de la même année, un imposant « bonhomme Michelin » fait des débuts remarqués au Salon de l’automobile de Paris. En juillet, lors de la course Paris-Amsterdam-Paris, un jeune mécanicien de 18 ans bientôt coureur illustre — Léon Théry — voit s’approcher André Michelin et il s’écrie aussitôt : « voilà Bibendum, vive Bibendum ». L’interpellation est peut-être désinvolte, mais l’industriel sait qu’il tient là le nom de son personnage.

Bibendum ne tarde pas à devenir populaire et à être adopté comme emblème

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Parade Michelin à Berlin - 1931

publicitaire des pneumatiques de la marque. Représenté en pied, avec lorgnons et cigare à la bouche, il est décliné sous d’innombrables représentations. Au départ, armé d’un couteau, il apparaît sur les affiches terrassant ses concurrents ensanglantés ; mais cette approche est rapidement oubliée afin de se diriger vers une publicité davantage paisible. Juché sur des véhicules publicitaires, il est présent sur les circuits automobiles et cyclistes (Tour de France) et parade au défilé du carnaval de Nice et de celui de Paris. Dès la fin des années 1900, des mannequins à son effigie défilent lors d’évènements sportifs. À partir de 1927, son effigie est partout : chez les garagistes, dans les voitures, dans les maisons et sous forme de chocolat pour les enfants. En 1930, l’entreprise met un frein à cette prolifération de l’image qui la dépasse. Elle ne garde que les cartes routières et les guides de voyages. Pendant les années 1960, Bibendum arrête de fumer son cigare et perd du poids. Il devint ainsi l’ambassadeur idéal pour faire connaître dans le monde entier les pneus, cartes routières, guides hôteliers et guides touristiques de la firme de Clermont-Ferrand.


2ème génération


- Marcel (1886-1945) : fils d’André, il fut le fondateur et premier président en 1911 de l’Association sportive Michelin (future AS Montferrand). Résistant durant la Seconde Guerre mondiale, il mourut en déportation à Buchenwald. Sa mémoire est rappelée sur le caveau de famille de son épouse (Bousquet) au cimetière des Carmes de Clermont-Ferrand (63).

- Etienne (1898-1932) : fils aîné d’Edouard I, cogérant de l’entreprise, il s’écrasa en avion au pied du Puy de Dôme. Il repose dans le tombeau E.

- Pierre (1903-1937) : fils d’Edouard I, cogérant de l’entreprise de 1933 à sa mort, il fut également président de Citroën de 1935 à 1937, remplaçant André Citroën lui-même : il sauva cette emblème de la construction automobile française [2]. Il construisit une usine en Tchécoslovaquie et vendit les désormais fameuses michelines (autorails sur pneus) à travers le monde. Politiquement, il fut un des chefs de la Cagoule. Alors qu’il se rendait en voiture à Clermont-Ferrand, sa voiture (une Citroën traction) percuta près de Montargis celle du chef de cabinet de Paul Faure, codirigeant de la SFIO avec Léon Blum durant l’entre-deux guerres. Il mourut le lendemain à l’hôpital de Montargis lors de la tentative d’amputation de la jambe droite. Il repose dans le tombeau E.


3ème génération


- Daniel (1915-2005) : petit-fils d’André, il devint architecte et fit la très grande majorité de sa carrière dans la construction de logements sociaux. Sa grande œuvre fut la réalisation des deux grands ensembles d’Epinay-sur-Seine (Cité d’Orgemont) et de Saint-Gratien (Cité de Raguenets). Il construisit l’église Saint-Marcel à Paris. J’ignore où il repose [3].

- Jean-Luc (1920-1949), frère du précédent, qui se tua à 29 ans avec ses deux filles (Annie, 2 ans & Roselyne, 1 an) et la nurse, au volant de sa Bugatti qui vint s’encastrer sous un camion circulant sur la nationale 7. Il repose dans le tombeau A.

- Jean-Pierre (1918-1943) : fils de Marcel, il entra dans la Résistance et fut envoyé en Corse pour soutenir en première vague le Front National de la Résistance Française qui venait de lancer l’insurrection générale à la faveur de la capitulation de l’Italie occupante. Il y fut abattu par les Allemands et repose dans le caveau de famille de sa mère (Bousquet) au cimetière des Carmes de Clermont-Ferrand (63).

- François (1926-2015) : fils d’Etienne, cogérant à partir de 1955, c’est sous sa direction que se développa le pneu radial, véritable révolution technologique qui permit au Groupe de devenir le premier fabricant mondial de pneumatiques en 1979. Il impulsa également l’élargissement de la conquête du marché américain (1re usine construite en 1907) dans les années 1980, après le rachat du manufacturier Uniroyal Goodrich. Fervent chrétien, le « patron le plus secret de France » a été controversé pour son paternalisme et la communication minimale de son entreprise. Il repose dans le tombeau E.


4ème génération


- Sylvie (1947-1949), fille de Daniel, qui fut accidentellement écrasée par la voiture de son père qui faisait une manœuvre. Elle repose dans le tombeau A.

- Edouard II (1963-2006) : fils de François, cogérant de l’entreprise à partir de 1991, il mourut noyé dans le naufrage d’un bateau de pêche au large de l’île de Sein. Il repose dans le tombeau E.


[1Je n’ai pas retrouvé sa trace sur aucun cimetière parisien.

[2Toutes les voitures mythiques de la marque Citroën (Traction avant, 2CV, DS, SM) furent réalisées sous le pilotage de Pierre Michelin. En 1976, la famille Michelin céda Citroën à Peugeot, contribuant ainsi à créer PSA Peugeot Citroën.

[3Se trouve-t-il au cimetière de Milly-la-Forêt (91) où il résidait ?


Commentaires

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Les Michelin : des pneus et des drames
samedi 24 février 2024 à 14h46 - par  Puiseux

Vous indiquez que la DS a été sortie sous le pilotage de Pierre Michelin, mort en 1937. C’est inexact. Edouard Michelin, peu avant sa mort en 1940 a confié, à Robert Puiseux, son gendre la gérance de Michelin, charge qu’il a conservé jusqu’en 1958. C’est sous son impulsion qu’est sortie la DS ainsi que le pneu radial.......

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Les Michelin : des pneus et des drames
dimanche 15 mars 2020 à 18h03 - par  cp

Et pour ajouter à la fatalité, l’épouse d’Edouard II Michelin est décédée de maladie peu de temps après son mari, laissant plusieurs orphelins, et que s’il est là, dans un tombeau, on ne sait où est le patron pêcheur qui l’avait emmené, et dont on n’a jamais retrouvé le corps. On nota côté « médiatique » un certain soulagement d’avoir retrouvé le corps du riche « client », ce qui agaça le monde de la pêche, compte tenu qu’emmener un « touriste » dans les eaux dangereuses du raz de Sein risque fort d’accaparer l’attention du patron-pêcheur qui en même temps pêche, barre et veille sur la sécurité de son passager de luxe...

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Les Michelin : des pneus et des drames
dimanche 15 mars 2020 à 15h51 - par  ARIEY-JOUGLARD Jean-Pierre

Bonjour Philippe
Barbier Aristide, mort à Paris voilà de quoi m’interroger.
Après avoir découvert sa date de décès dans le livre Guerre et industrie d’Annie Moulin-Bourret, le 1 décembre 1863.
Au cimetière du Père Lachaise, dans le registre des inhumations journalières du 01/12/1863 au 16/12/1863 il est noté inhumé le 2 décembre dans le caveau Rabé case N°10. Page 92 du registre N° 174423.
Exhumé le 9 décembre N° 174552 même registre page 106. Il est dans la 54e division, mais je n’arrive pas à déterminer son emplacement.
La référence au N° 167135 du registre du 20/11/1862 au 4/12/1862 page 108, n’est pas plus compréhensible.
Un connaisseur du Père Lachaise pourrait certainement le retrouver.
Merci et bravo pour ton site qui représente un travail considérable.

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mercredi 18 mars 2020 à 00h27 - par  Philippe Landru

Marie Joséphine TERZUOLO était l’épouse d’A. Barbier, et donc la grand-mère des Michelin

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mardi 17 mars 2020 à 15h03 - par  Roger Rousselet

Au sujet d’A. Barbier, j’ai lu les registres qui nous envoient du N° 174423 au 174552 où on lit « caveau Terzuole (?) » 54è Div. & on lit aussi le N° 167135 de Catherine Deschamps, caveau Terzuole (?) 54è Div. & là au N° 167135 on lit "exhumée N° 1507 en 10 1884 & s/le registre du 29/8 au 15 10 1884 P. 25 je retrouve C. Deschamps 41è Div. 1ère ligne face 95è Div. N° 5 à partir de la 35è, peut-être A. Barbier est-il là ? A vérifier dès que l’on pourra sortir.

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dimanche 15 mars 2020 à 17h01 - par  Philippe Landru

Merci Jean-Pierre, ça fait avancer le dossier : n’ayant pas la date exacte de son décès en 1863, je n’avais consulté que les registres annuels. J’irai faire un tour prochainement (si je peux :-/) pour essayer de retrouver ce qui est retrouvable.

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