LAUSANNE (Suisse) : cimetière du bois de Vaux
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Ici comme ailleurs, la plupart des cimetières urbains de Lausanne, jouxtant les lieux cultuels, se sont maintenus jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Au XIXe siècle furent créés un certain nombre de cimetières hors les murs, en particulier ceux de La Sallaz (du calvaire), de la Pontaise et de Montoie (1865), mais ces espaces ne suffisaient plus dès le début du XXe siècle : on pensa à les agrandir mais cette volonté se heurta aux spéculateurs immobiliers, et en partie aux habitants. Dans un pays qui n’avait nulle campagne coloniale ou étrangère à commémorer, le cimetière et le monument sépulcral ne pouvaient se rattacher à aucune grande tradition architecturale. La population, en grande partie d’origine rurale, se montrait néanmoins réceptive à une conception du cimetière mettant en avant la nature, conçue comme une manifestation de la divinité.
En 1916, le choix des autorités se porta sur une propriété au sud-ouest de la ville : le bois de Vaux. En 1918 fut ouvert un concours d’architecture paysagiste pour les futurs plans. Si le Père Lachaise constitua un modèle, Lausanne refusa le modèle de la "tombe à la ligne" faisant si peu de place aux espaces verts. On se tourna alors vers les "garden-cemeteries" britanniques ou américains, en voie de réalisation à cette époque en Allemagne. Rapidement s’imposa le modèle du cimetière sylvestre, inspiré en grande partie du Walfriedhof de Munich.
Le projet choisi fut le projet Atropos de l’architecte Alphonse Laverrière, dans lequel les masses végétales délimitent l’espace ; les constructions en dur et les axes de circulation structurant l’ensemble. Les parties sylvestres abritaient les concessions payantes et leur rapport à l’ensemble n’était pas sans évoquer les quartiers de villas qui déjà colonisaient les coteaux à l’est de Lausanne. Particularité : le chemin du bois de Vaux, relevant d’une servitude, coupa verticalement le périmètre du cimetière, qui fut ainsi tronçonné en deux parties.
- Quartier des VIP : la 9ème division. A gauche la tombe de Coco Chanel, à droite celle de Paul Robert
La première partie du cimetière fut inauguré en 1924. Le cimetière fut agrandi successivement jusqu’en 1951 pour atteindre sa superficie actuelle.
Le cimetière est structuré par un axe, dans les deux parties, bordé de rangées de platanes. Sur la droite, des terrasses se superposent ; leurs allées se rejoignant aux extrémités alors qu’on y accède par plusieurs volées d’escaliers. Dans la partie la plus récente, la pente est plus prononcée. Des bosquets, des bassins et des monuments articulent la hiérarchie sociale qui n’est pas sans faire penser aux projets de Brogniart au Père Lachaise. La diversité des essences d’arbres renouvèle, au gré des saisons, l’aspect paysager.
- monument aux soldats français et volontaires suisses
Lausanne se signale par la pauvreté en monuments commémoratifs. Cette carence en motifs de célébration patriotico-tumulaire, renforcée par la non-belligérance répétée de la Confédération au XXe siècle, priva durablement bois de Vaux de fonctions votives à caractère populaire et patriotique. Pour combler en partie cette carence, on disposa de part et d’autre de la place centrale des monuments "de substitution" : un monument aux Soldats français et volontaires suisses partis de Lausanne et morts sur le front, 1914-1918 et un monument aux Sapeurs-pompiers victime du devoir.
Concernant ceux qui reposent ici, les monuments individuels portent le message de biens des exilés, aristocrates en rupture de royaumes balkanisés et spoliés de leurs fiefs ; migration d’une certaine élite dont l’exil fiscal n’est évidemment pas absent. Autre caractéristique intéressante : si le français est la langue usuelle des tombes gratuites, on parle volontiers latin dans les concessions. Les monuments y sont pourtant d’inspiration plutôt hellénistique.
Au final, l’ensemble est bien conservé : le développement tardif mais continu de la crémation a permis de libérer peu à peu des surfaces (certaines divisions sont désormais vides).
Si la statuaire n’est pas absente, particulièrement dans la 9ème division consacrée aux étrangers, elle est le plus souvent très conformiste et d’inspiration religieuse.
Les célébrités
Les célébrités sont nombreuses dans ce cimetière, mais beaucoup n’évoquent quelque chose que pour les Suisses, voire les Lausannois. Comme je le fais pour tous les cimetières étrangers, je ne présenterai ici que celles dont la notoriété dépasse les frontières de la Confédération.
A noter, en 2016, l’exhumation des princes Karageorgevitch de la famille de Yougoslavie, dont le prince Paul, qui fut régent du pays. Leurs restes furent transférés dans le caveau familial à Belgrade.
A tout seigneur tout honneur, l’architecte Alphonse LAVERRIÈRE (1872-1954) repose au sein de sa création. Outre ce cimetière, on lui doit un certain nombre des bâtiments parmi les plus représentatifs de la ville. Formé à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, il fut professeur à l’École polytechnique fédérale de Zurich. Il a dessiné lui-même sa tombe, assez sobre.
Ion CARAION (1923-1986) : peu connu en France, il fut l’un des principaux poètes roumains du XXe siècle. Auteur d’une vingtaine de recueils de poèmes, de plusieurs essais et de nombreuses traductions, il a choisi de s’exiler en Suisse, après avoir passé onze années dans les prisons de son pays, pour s’être opposé au régime communiste roumain. Il a créé les revues internationales Agora, Correspondances, 2 Plus 2 et Don Quichotte.
Coco CHANEL (Gabrielle Chasnel : 1883-1971) : issue d’un milieu modeste, elle se fait modiste. Très vite, ses affaires se développèrent : elle fonda plusieurs boutiques en France. Son but était alors de libérer les mouvements de la femme et de moderniser les tenues. C’est elle qui popularisa le port du jersey et les cheveux courts. Faisant toujours preuve de simplicité et d’élégance dans ses créations, elle parvint à envahir la mode des années 1920 et accrut sans cesse sa popularité. On ne compte plus les innovations qu’elle apporta à la mode féminine : la marinière, le béret, les pantalons pour les femmes (qu’elle condamna par la suite), les pyjamas d’intérieur, la "petite robe noire", le tailleur à poche... Elle lança son parfum, Chanel n°5, et fut la première couturière a avoir l’idée d’associer haute couture et parfumerie. Entourée de toute la vie culturelle de son temps, collectionneuse d’amants mais "mademoiselle" à tout jamais, certains choix de vie de Chanel furent à l’origine de controverses, en particulier son comportement et ses fréquentations pendant l’Occupation allemande (elle ne dut son salut qu’à l’amitié de Churchill). Son "exil" en Suisse après la guerre en fut en partie la conséquence. Elle mourut dans une solitude en partie de son fait, acariâtre et réactionnaire. Elle repose dans une tombe qu’elle a elle-même dessinée, réalisée par Jacques Labrunie, mari de sa petite-nièce. Le lion, son signe zodiacal, y est omniprésent.
Pierre de COUBERTIN (Charles Pierre Fredy de Coubertin : 1863- 1937) : pédagogue français fortement influencé par la culture anglo-saxonne, il milita pour l’introduction du sport dans les établissements scolaires français. Dans ce cadre, il prit part à l’éclosion et au développement du sport en France dès la fin du XIXe siècle, avant d’être le rénovateur des Jeux olympiques de l’ère moderne en 1894 et de fonder le Comité international olympique, dont il fut le président de 1896 à 1925.
Si son corps repose ici, son cœur est inhumé près du sanctuaire d’Olympie à l’intérieur du monument commémoratif de la rénovation des jeux olympiques, inauguré en sa présence en 1927.
Pierre DUDAN (1916-1984) : né à Moscou d’un père suisse, celui qui fit plusieurs fois le tour du Monde, se maria quatre fois, fut à la fois comédien, poète, parolier, chanteur, compositeur, écrivain, ou encore pianiste. Son apport à la chanson française fut considérable : plus de 1 500 titres, dont des airs toujours connus mais dont on a oublié l’auteur : Clopin, Clopant, sur une musique de Bruno Coquatrix, reprise par de nombreux artistes, ou encore On prend le café au lait au lit (1940), bagatelle chantée ironiquement dans toute la France pendant l’Occupation. La fin de sa vie est marquée par un rapprochement avec le courant français national-catholique.
HÉLÈNE de Roumanie (1896-1982) : née princesse de Grèce et de Danemark, fille du roi Constantin Ier de Grèce et de son épouse la reine Sophie de Prusse, elle fut l’Épouse malheureuse du futur Carol II de Roumanie (qui l’abandonna et renonça au trône pour vivre une liaison illégitime). Elle joua un certain rôle durant le second règne de son fils, le roi Michel Ier, entre 1940 et 1947. Son action en faveur des Juifs roumains durant la Seconde Guerre mondiale lui valut le titre posthume de Juste parmi les nations. Elle partit en exil en Suisse.
Edmond JALOUX (1878-1949) : écrivain et critique littéraire français, il fut chargé de mission littéraire en Suisse par le gouvernement français ; pays où il demeura l’essentiel de sa vie. Il attira l’attention de son temps sur les littératures étrangères modernes et contemporaines, grâce à ses articles, réunis plus tard en recueils. Fondateur de la société de poésie en 1945, Edmond Jaloux s’essaya également au roman : Le reste est silence (1909) remporta le Prix Femina. Il fut élu à l’Académie française en 1936. Sa tombe, sans doute bien peu visitée, est en pauvre état : quasiment illisible, elle mériterait une rénovation.
Paul ROBERT (1910-1980) : ayant d’abord mené des études de droit (il fut reçu avocat au barreau d’Alger) puis d’économie politique, il s’orienta en 1945 vers la lexicographie (lors de la rédaction de sa thèse, il avait été confronté au problème de la traduction de nombreux termes anglais et espagnols. Il ressentit alors le besoin d’un "nouveau dictionnaire qui, par analogie, permettrait de regrouper les mots selon les notions et les idées. Il entreprit la rédaction d’un Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, publié de 1953 à 1964 en 6 volumes et 1 supplément, primé par l’Académie française. Il fonda à cette fin sa propre maison d’édition en 1951. Son épitaphe proclame : Je le ferai encor, si j’avais à le faire.
Louis RÉARD-STEER (1897-1984) : bien qu’il ait été un ingénieur automobile, il gérait également la boutique de lingerie de sa mère « Les Folies Bergères » à Paris. En 1946, il présenta à la piscine Molitor son modèle de bikini « plus petit que le maillot de bain le plus petit au monde », concurrent direct de l’« Atome » du créateur de mode Jacques Heim. Le nom, tiré de l’atoll Bikini où les Américains faisaient des essais nucléaires, parce que le bikini se voulait "la première bombe an-atomique !" devint générique. Révolution esthétique, il interrogea, comme rarement un vêtement l’avait fait, notre rapport au corps et à la pudeur. Popularisé par Brigitte Bardot et Ursula Andress, le bikini eut même sa chanson : Itsy Bitsy Teeny Weeny Yellow Polkadot Bikini, créée par Brian Hyland, puis repris en français par Dalida. Une plaque sur sa tombe rappelle l’objet du délit !
Edouard SANDOZ (1853-1928), qui créa sa propre entreprise avec le chimiste Alfred Kern. D’abord, appelée Fabrique de produits chimiques Kern et Sandoz, elle devint Sandoz & Cie pour devenir finalement une société anonyme Sandoz S.A. Elle fut connue pour être à l’origine du LSD, découvert de manière accidentelle en 1938. Dans son tombeau de famille repose également son fils, le sculpteur animalier et aquarelliste Edouard-Marcel SANDOZ (1881-1971), connu pour ses nombreuses boîtes, bouteilles, carafes, services à thé et café en porcelaine. Il travailla divers matériaux, le marbre, le bronze, la céramique. Son style doit beaucoup à l’Art nouveau. Il était membre de l’Académie des Beaux-Arts de France.
Le metteur en scène André STEIGER (1928-2012), qui exerça une influence décisive en France, en Belgique et en Suisse romande où il dirigea de 1984 à 1994 la section professionnelle d’art dramatique du conservatoire de Lausanne. En 1948, il avait participé à la fondation du Théâtre de Poche, à Genève. Partagé entre la France et la Suisse, André Steiger signa plus de 250 mises en scène. Il avait marqué la scène théâtrale par son engagement politique, dans la lignée de Bertolt Brecht.
Han SUYIN (Chou Kuanghu, connue aussi sous le nom de Rosalie Élisabeth Comber : 1917-2012) : écrivaine, autobiographe, historienne, sinologue et analyste politique d’origine chinoise et belge, elle fut l’auteure de romans dont l’action se déroule en Asie, de récits autobiographiques et d’essais sociopolitiques et d’études historiques sur la Chine moderne. Son roman autobiographique, Multiple splendeur, paru en 1952, fut le plus grand succès de sa carrière. Il fut adapté au cinéma en 1955 par Henry King sous le titre La colline de l’adieu, film qui fut un succès hollywoodien. Dans les années 1960 et 70, Han Suyin joua un rôle diplomatique discret mais majeur comme « porte-parole » officieux de la Chine de Mao Tsé Toung en Occident.
Eugène VIOLLET-LE-DUC (1814-1879), l’un des architectes français les plus célèbres du XIXe siècle, connu auprès du grand public pour ses restaurations de constructions médiévales, travaux par ailleurs controversés. Outre son travail de restaurateur, on lui doit aussi d’avoir posé les bases de l’architecture moderne, par ses écrits théoriques marqués par le rationalisme (Entretiens sur l’architecture, 1863), et d’avoir directement inspiré de nombreux architectes ; une revanche pour lui qui, n’ayant pas suivi de cours à l’École des Beaux-Arts de Paris, connut le mépris de nombreux architectes de son temps. Parmi ses restaurations les plus connues, la basilique de Vézelay, le Mont-Saint-Michel, la cathédrale Notre-Dame de Paris, le château de Pierrefonds ou encore la cité de Carcassonne. En 1872, il fut chargé de la rénovation de la cathédrale de Lausanne : il y mourut alors qu’il travaillait sur le chantier.
Signalons toutefois pour nos amis suisses la présence du dessinateur de presse Géa Augsburg (1902-1974), de la famille d’industriels du cartonnage Bobst, de Philippe Braunschweig-Kremis (1928-2010), créateur du prix de Lausanne ; de l’évêque américain Charles-henry Brent (1862-1929), aumônier général des troupes américaines durant la Première Guerre mondiale ; du compositeur français Georges Arnoux-Fatio (1891-1972), qui s’impliqua dans le mouvement pan-celtique ; du banquier Charles-Auguste Bugnon (1843-1922), de mère Sofia (Cristina Cecchini : 1946-1996), des politiciens Ernest Chuard-Pittet (1857-1942), Aloys Fauquex (1859-1901), Pierre Graber-Alivon (1908-2003), Jean-Jacques Mercier-Marcel (1826-1903), Marcel Pilet-Golaz (1889-1958), Marc Ruchet-Hartmann (1853-1912), Robert Hennet-Gascard (1908-1992) et Louis Ruchonnet (1834-1893) ; de la baronne Marguerite de Reuter-Uehlinger (1894-1968), du violoniste Victor Desarzens-Grezet (1908-1986), de l’écrivain-éditeur Vladimir Dimitrijevic-Rouillier (1934-2011), des sculpteurs Jacques Barman-Cerutti (1921-1994) et Arthur Schlageter-Bargetzi (1883-1963), des musiciens Tatal Droubi (1949-1996) et Lise Gallaz (1921-1983), des médecins Auguste Dufour-Ruchonnet (1865-1943), Jules Gonin-Roud (1870-1935), Henri Isliker-Bovet (1922-2007), et Nicolas Peloponissios (1964-2008) ; de l’industriel Antoine Leenaards-Parren (1895-1995), des armateurs grecs Stavros Livanos (1891-1963) et Stavros Niarchos (1909-1996) ; des poètes néerlandais Johannes Lodeizen (1924-1950) et Armando Godoy (1880-1964), de l’anthropologue Alfred Metraux-Schulmann (1902-1963), de Cléon Seraidaris-Luginbuhl (1906-1997), qui fut précepteur du roi de Thaïlande Rama IX ; de l’ingénieur Alfred Stucky-Mathis (1892-1969), du pianiste de jazz Géo Voumard (1920-2008), cofondateur du festival de Montreux ; de la comédienne Emilie Cavadaski-Manciet (1869-1967), du peintre Charles Fatio-Bonny (1892-1959), des architectes Charles Andreen-Rochat (1881-1954), Max Perusset (1902-1960), James Ramelet-Marsens (1882-1961), Jean Tschumi-Tomas (1904-1962) et Robert Longchamp-Privet (1880-1953) ; du footballeur Franck Sechehaye (1907-1982), des écrivains André Marcel-Nicollerat (1902-1996) et Monica Stirling (1916-1983) ; des peintres Ernest Pizzoti-Marchand (1905-1984) et Henri Robert-Parise (1881-1961), du député russe de la Douma Théodore Roditcheff-Swetchine (1855-1933), du ministre roumain Constantin Xeni-Butter (1878-1963).
Pour l’histoire du site, je me suis servi du petit livret "Le jardin du Bois de Vaux 1919-1954" par Pierre Frey, publié par la Société d’Histoire de l’Art en Suisse.
Nous saluerons l’extrême amabilité du conservateur du cimetière.
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