Itinéraire Dracula 2 : La quête du château de Dracula

mardi 4 septembre 2012
par  Philippe Landru

Durant l’été 2012, le journal Libération publia sur plusieurs semaines l’itinéraire d’un écrivain et d’un photographe partis à la recherche des lieux réels décrits dans le roman Dracula :

À la poursuite de Dracula est le récit, illustré de photographies, du périple insolite de deux voyageurs partis sur la piste du plus célèbre des vampires du 9 mars au 3 avril 2012. Du mystérieux col de Borgo à l’école de magie noire de Scholomance en passant par les lieux des exploits de Vlad l’Empaleur, du port de Whitby aux hauteurs de Londres, ce blog suit leurs errances entre la Roumanie et l’Angleterre et vous offre un avant-goût du livre à paraître en novembre 2012. Par ailleurs, les auteurs ont lancé un appel à contribution sur le site kisskissbankbank.com afin de récolter les fonds nécessaires à la publication du livre. Vous pouvez aider à la création d’une œuvre littéraire et photographique originale en soutenant leur projet. Rendez-vous sur le site.

Etant allé plusieurs fois en Roumanie, ancien amateur de Stoker et de sa créature, j’ai aimé leur projet (dont j’ai d’ailleurs réalisé plusieurs itinéraires en mon temps). Loin de la « logorrhée vampirique » sans cesse rabâchée, j’ai pensé que ces petites chroniques pouvaient intéresser plus d’un lecteur du site... Le rapport ? Comme vous le verrez, je me sers de ces articles (et également de leurs photos) pour ajouter mes propres vues, parfois anciennes, des mêmes lieux, et bien évidemment des mêmes cimetières...

Chapitre précédent : à Bucarest


2nde partie : La quête du château de Dracula


02/07/2012


J’écris ceci dans le train entre Varna et Galatz. (…) nous sommes prêts pour l’ensemble de notre voyage, et pour les tâches qui nous attendent lorsque nous arriverons à Galatz.

Journal du docteur Seward (29 octobre), repris par Bram Stoker dans Dracula

Ca y est : enfin nous quittons Bucarest ! Nous filons depuis l’aube sur une route nationale qui doit nous mener à Galatz, première étape de notre périple à la poursuite de Dracula. Les automobilistes roumains nous ont tout d’abord accueillis par un concert de klaxons outragés : bêtes que nous sommes d’avoir cherché à respecter le code de la route. Comme nous l’avons rapidement compris, l’usage est ici de rouler sur la bande d’arrêt d’urgence afin de permettre aux autres usagers de doubler en empiétant seulement à moitié sur la voie opposée. Quant aux panneaux de limitations de vitesse, il semble plutôt s’agir d’éléments de décoration : la traversée des villages s’effectue à 70km/h minimum et je ne vous parle pas de ce qui se passe sur les routes défoncées par le gel hivernal…. Pour ajouter au folklore, cette fameuse bande d’arrêt d’urgence accueille également les charrettes tractées par des chevaux que les Roumains utilisent pour rentrer bois et foin. Aux licols des animaux pendent de longs pompons d’un rouge vif, destinés à écarter diable et autres esprits malins. Etant donnée notre quête, peut-être devrions-nous en accrocher aux rétroviseurs de notre Dacia ?

Architecturalement, nous assistons à un curieux panachage. Sur les côtés de la route, lorsque nous traversons villes et villages, défilent un grand nombre de maisons en constructions exhibant systématiquement un long balcon sur leurs façades et des parties arrondies venant briser la rectitude des murs. C’est comme si le pays, à la manière d’un serpent, se faisait une nouvelle peau à un rythme effréné. Parfois, nous découvrons des éléments surprenants, comme ces palais tsiganes qui rivalisent de flamboyances en un concours effarant de kitsch tapageur : toitures multiples à la japonaise, gouttières chromées et ornementées à outrance, façades envahies de balcons et de colonnes, jardins emplis de statues etc. Et puis il y a les restes de l’ère Ceausescu, quand la Roumanie adopta le modèle communiste, jusqu’à la chute du régime en 1989. Dans la campagne, nous croisons régulièrement de vastes structures de bêton à l’abandon, constructions défraîchies ou même arrêtées en cours d’érection et laissées tel quel depuis. L’entrée dans Galatz est un exemple grandiose de cette architecture si particulière. Nous y parvenons par la petite route qui la relie à Braila, un chemin qui se faufile au milieu de cheminées d’usine noircies s’élevant comme les tours de quelque insolite château, aux remparts constitués de hautes clôtures barbelées, avec des baraquements à demi écroulés en guise d’aménagements intérieurs. Ensuite, elle longe un vaste enclos emplis de carcasses de Dacia entassées les unes sur les autres, passe sous un imposant viaduc grisâtre et suintant puis s’élance à l’assaut d’une colline desséchée. Le dénivelé et les méandres de l’asphalte craquelé par l’hiver masquent d’abord la ville puis Galatz se dévoile, magistrale, comme si elle sortait brusquement de terre. Telle une muraille de bêton, de gigantesques immeubles jaillissent, nous cernant comme les pans menaçants d’un entonnoir pour nous précipiter dans la large avenue qui prolonge la route. Ces immeubles au béton défraîchi, aux couleurs affadies par le temps et comme maculées de traînées de suie, se constellent des pustules formées par les paraboles et les systèmes de climatisation extérieurs. Sans hésitation, notre Dacia Logan s’engouffre dans la gueule béante, absorbée dans l’œsophage d’une avenue aux parois tout en nuances de gris pour filer vers le centre de Galatz.

Dracula, nous voilà !


05/07/2012 : A Galatz


Nous voilà sur les rives de ce Danube gigantesque, au cœur de Galatz, là où se croisent les chemins multiples du roman de Stoker et ceux de Vlad Tépès. Durant les deux derniers règnes du prince de Valachie (de 1456 à 1462 et en 1476), c’est cette frontière que l’empaleur défendit corps et âme contre son ennemi de toujours : l’empire ottoman. C’est également à Galatz que Dracula quitta la Roumanie pour rejoindre Varna puis l’Angleterre, abandonnant sa retraite ancestrale pour rejoindre la civilisation la plus avancée de son époque et y sévir au milieu des hommes. Enfin, ce qui nous intéresse plus particulièrement aujourd’hui : c’est à Galatz que parvinrent Jonathan Harker, Van Helsing, Mina Harker, Lord Godalming, Quincey Morris et le docteur Seward lorsqu’ils se lancèrent à la poursuite du vampire pour tenter de mettre un terme définitif à la menace qu’il incarnait pour l’humanité.

Les héros du roman de Bram Stoker débarquèrent ici par le train, en provenance de Varna en Bulgarie, le 31 octobre d’une année probablement située dans la dernière décennie du 19ème siècle. Nous ne pouvons que le supputer car, si Stoker délivre précisément les jours des événements, à aucun moment il ne nous offre une année de référence, détail sur lequel nous comptons bien enquêter également.

Malheureusement, nous découvrons que le bâtiment de la gare a été rasé et reconstruit relativement récemment. Rien à nous mettre sous la dent à ce niveau. A la fin du 19ème siècle et durant une bonne partie du suivant, Galatz possédait une importance que retranscrivent de manière voilée les superbes édifices ayant réchappé aux bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Parmi ces monuments miraculés, nous trouvons intact l’édifice qui abritait l’administration fluviale à l’époque du roman, lorsque la ville régissait l’ensemble du trafic maritime sur le Danube et une partie de son estuaire. Cette découverte est cruciale pour nous car c’est dans ce monument même, qui date de la dernière décennie du 19ème siècle, que les héros débutèrent l’enquête qui devait les mener sur la piste du vampire. Arrivés à Galatz trop tard pour y intercepter Dracula, ils vinrent dans ce bâtiment afin de recueillir le témoignage du capitaine du Tsarine Caterine, le navire qui convoyait le vampire. C’est donc ici qu’ils apprirent que les caisses de terre abritant Dracula avaient été récupérées par un agent à la solde du comte, première pièce d’un puzzle qui devait les mener à remonter vers le col du Borgo et le fameux château qui se dissimule au-delà.

Pour la première fois depuis le début de notre voyage, nous gravitons autour d’un monument qui a accueilli la visite des héros de Stoker. Sous un ciel de nuages blancs et bas battu par les rafales d’un vent froid qui glace les doigts de Gwenn alors qu’il s’affaire à prendre en photo le bâtiment, j’ai enfin l’impression que nous nous trouvons nous-mêmes lancés à la poursuite de Dracula…


06/07/2012 : De Siret en Bistrita


J’ai examiné la carte et découvert que les rivières qui correspondent le mieux (…) sont le Pruth et le Siret. (…) Des deux, le Pruth est la plus navigable, mais le Siret, à Fundu, est rejoint par la Bistrita qui va ensuite en direction du col de Borgo. La boucle qu’elle y fait représente l’endroit le plus proche du château de Dracula qui peut être atteint par l’eau.

Memorandum de Mina Harker (30 octobre), repris par Bram Stoker dans Dracula

Nous voilà partis à la poursuite de Dracula, quelques 120 années après les événements rapportés par Bram Stoker dans son roman. Après nos découvertes de la veille, nous avons quitté Galatz pour filer vers le nord, sur une route nationale qui fend les plaines neigeuses de la Moldavie. Sur notre gauche, la rivière Siret déroule ses circonvolutions tandis que les caténaires de la ligne de chemin de fer reliant Galatz à Veresti défilent sur notre droite. Une route idéale pour notre quête lorsqu’on se réfère aux éléments divulgués dans Dracula.

Après avoir manqué de peu le passage du comte à Galatz, c’est Mina Harker qui imagina quelle avait pu être sa route par la suite, lui qui cherchait à se réfugier dans son château au-delà des brumes du col de Borgo. En étudiant des cartes de la Roumanie d’alors, elle émit l’hypothèse que le vampire ait choisi de remonter le cours de la rivière Siret, puis celui de la Bistrita, pour que les voie fluviales l’amènent au plus près de son repaire. Afin de multiplier leurs chances de rattraper le comte, les héros se séparèrent à partir de Galatz. Jonathan Harker et Lord Godalming se procurèrent un petit bateau à moteur pour remonter le Siret tandis que le docteur Seward et Quincey Morris suivirent la rive à cheval. De leur côté, Mina Harker et le professeur Van Helsing prirent un train à destination de Veresti, près de Suceava dans le nord de la Moldavie, où ils comptaient trouver une calèche pour les mener au col de Borgo. De fait, nous nous retrouvons à suivre une route louvoyant entre les chemins de l’ensemble de nos héros.

L’impression de blancheur est frappante tandis que nous traversons cette plaine moldave ignorée des habituels circuits touristiques roumains. Le ciel est couvert de nuages écrasants et les champs nappés de givre, la rivière bordée de neige et les fossés encadrant la route emplie de congères glacées. En fin d’après-midi, nous parvenons à Bacau (une petite ville située non loin du Fundu mentionné par Stoker), l’endroit où la Bistrita se jette dans le Siret. C’est également ici que se séparent les deux chemins que nous suivions, la ligne de chemin de fer filant désormais vers le nord-est tandis que la Bistrita se poursuit vers le nord-ouest. Au milieu des trombes d’eau qui s’abattent depuis peu, nous choisissons de suivre la rivière et de délaisser pour le moment le chemin pris par Mina Harker et le professeur Van Helsing. Après Bacau, tandis que la pluie se transforme en neige et que le ciel s’assombrit dangereusement, nous faisons face à notre premier véritable écueil depuis le début de notre périple. En effet, en lieu et place de la rivière que nous imaginions, la Bistrita se révèle à peine plus large qu’un ruisseau de montagne, un cours d’eau que nous ne pouvons imaginer suffire pour l’embarcation motorisée utilisée par Jonathan Harker et Lord Godalming…

La nuit tombe rapidement et, au milieu des bourrasques de neige, nous cherchons à comprendre tout en guettant un hôtel pour nous réfugier. Nous en trouvons un peu avant minuit, esseulé en bord de route, mais échouons à percer le mystère de cette Bistrita apparemment si différente de celle décrite par Bram Stoker.


11/07/2012


Depuis l’aube, nous suivons cette Bistrita désespérément étroite dont les circonvolutions sinuent désormais parmi les premiers contreforts des Carpates. La plaine moldave a laissé place à des forêts de sapins aux branches couvertes de givres, un paysage dont la blancheur est encore renforcée par le ciel en nuances de gris clairs et la neige qui en tombe doucement. La carte que je tiens dans mes mains tandis que Gwenn conduit indique un point de vue un peu plus loin, depuis lequel nous espérons avoir un aperçu plus large de la Bistrita et, peut-être, comprendre pourquoi elle ne ressemble pas à la rivière suivie par Dracula, Jonathan Harker et Lord Godalming alors qu’ils filaient vers le château du comte, quelques centaines de kilomètres plus au nord. En effet, pour l’instant il ne s’agit guère que d’un ruisseau paresseux dont les rochers affleurant ne permettent pas d’envisager le passage de navires plus conséquents qu’une simple barque.

En fin de matinée, alors que la rivière déroule un large coude au milieu duquel se dresse un rocher sommé d’une croix, nous apparaît soudain un vaste barrage qui bloque la vallée d’un escarpement rocheux à l’autre. L’évidence nous frappe immédiatement : voilà pourquoi nous n’avions trouvé jusqu’ici qu’une Bistrita non navigable. Et, au-delà du barrage, c’est une vaste étendue d’eau qui nous attend cette fois. Sans les montagnes et les forêts de chaque côté, nous pourrions nous croire sur la banquise arctique à la recherche de la créature de Frankenstein : le lac est intégralement pris par les glaces que recouvre une épaisse couche de neige. Lorsque Gwenn commence à prendre des photos cependant, malgré l’invitation que représente ce panorama, un homme vêtu d’une combinaison d’agent de sécurité fait immédiatement irruption pour m’invectiver. Il s’adresse à moi en roumain, je lui sors donc mes phrases fétiches dans cette langue :

« Vurbits francesa ? Vurbits anglesa ? » (respectivement : parlez-vous français, anglais ?)

Malgré ses réponses négatives, je comprends bien qu’il veut nous interdire de prendre des photos. Haussant les épaules, je le gratifie de mon ultime phrase roumaine :

« Nu intseleg Romnashta. » (Je ne comprends pas le roumain)

A ces mots, l’homme me désigne un panneau de signalisation qui présente un appareil photo stylisé barré d’un trait rouge. Impossible de le leurrer plus longtemps sur mon incompréhension… J’acquiesce donc et, Gwenn ayant tout de même réussi à prendre quelques clichés, nous reprenons notre route vers les brumes du col de Borgo, satisfaits d’avoir trouvé une explication crédibilisant les descriptions faites par Stoker dans Dracula. A vue de nez, le barrage ne doit pas être plus vieux que les années ’70, et nous imaginons sans peine que, avant sa construction, la Bistrita déroulait un fil navigable du col de Borgo à Fundu où elle rejoint le Siret. Ainsi, le fait qu’elle ait été remontée par les personnages du roman demeure possible. De fait, je me demande ce que nous allons trouver au col de Borgo, là où selon le texte de Stoker, se dresse le château de Dracula…


13/07/2012


Je pourrais vous parler du col de Borgo, où nous sommes parvenus ce matin-là, l’endroit où Jonathan Harker fut emmené par la calèche du comte Dracula jusqu’à son château ; de son ambiance et de ses brumes qui correspondent mot pour mot aux descriptions de Bram Stoker. Je pourrais vous parler de tout cela mais je me suis dit que le plus remarquable ici, ce n’est pas le col de Borgo en lui-même, mais ce que nous trouvons juste après.

Car quelques centaines de mètres plus loin, une étrangeté à même de glacer le sang des plus braves nous apparaît brusquement : l’hôtel Castel Dracula, un monument de kitsch ostentatoire à vocation touristique. Comme issue de l’esprit d’un architecte dément qui aurait tenté de mêler styles médiévaux, gothiques, et pur produit bétonné des années ‘80, cette chose réussit le tour de force de proposer une source d’effroi plus grande encore que la singulière atmosphère du col. L’endroit nous paraît tout de même incontournable et, malgré une certaine appréhension, c’est de pied ferme que nous nous y engageons. L’intérieur du bâtiment se révèle à l’avenant des hésitations et des contrastes troublants de sa façade. On sent nettement le désir de proposer un intérieur classieux, à même d’attirer un certain type de public, mais des objets de décoration vampirique d’un mauvais goût sans appel contrarient cette louable intention. D’ailleurs, pour un endroit qui prétend être la demeure du célèbre comte, la présence d’un gigantesque miroir dans le salon n’est pas sans choquer. À table, les égarements entre kitsch gothique et médiéval se poursuivent : les menus tentent de ressembler à de vieux grimoires mais renferment des photos de plats aux couleurs archi-saturées. De qualité plutôt correcte, ces derniers regorgent littéralement d’ail : pas moins de la moitié d’une gousse à côté de mon échine de porc...

Évidemment, nous ne pouvons nous empêcher de demander à voir le caveau du comte avant de quitter les lieux. Le personnel semble quelque peu ennuyé face à cette requête mais, comme il s’agit d’une visite payante… Passée une dizaine de minutes d’attente, une femme rondelette nous conduit dans la fameuse crypte. À sa suite, nous traversons plusieurs étroits couloirs flanqués de quelques volées de marches, avant de pénétrer dans un sous-sol obscur au centre duquel la lumière tremblotante d’une simple bougie nous permet d’entrevoir un cercueil. Lorsque notre guide pose la main sur le panneau de celui-ci, je sens à son regard que quelque chose est sur le point de se produire. De fait, la flamme de la bougie est soudain balayée et nous plonge dans un noir total. Au même instant, le rire d’un méchant de série Z retentit tandis qu’une créature jaillit maladroitement du cercueil et percute Gwenn en filant vers la sortie. Au bout de quelques secondes que nous entrecoupons de fous rires, l’obscurité s’atténue, un peu de lumière nous révèle le visage contrit de notre guide, comme si elle s’excusait de la piètre qualité du spectacle. Accessoirement, ce nouvel éclairage nous permet de découvrir les fresques qui couvrent les murs : des scènes criardes dans le style mauvaise illustration de jeux de rôles des années ‘80, montrant les succubes du comte avec le nourrisson que ce dernier leur offrit pour calmer leur faim, Dracula en chevalier du XVe siècle ou encore la calèche avec laquelle il vint chercher Jonathan Harker en haut du col. Et lorsque nous repartons, le simili comte nous assaille à nouveau, en nous chatouillant les genoux au travers d’ouvertures pratiquées dans les parois du couloir. Spectacle grotesque par excellence, du début à la fin ; nous avons tout de même une pensée de compassion pour le pauvre employé qui, en pleine saison touristique, doit s’enfermer dans son cercueil et se prêter au jeu à de multiple reprises.


16/07/2012


« Bientôt, nous fûmes entre deux rangées d’arbres qui, à certains endroits, formaient une voûte au-dessus du chemin. (…) De part et d’autre, de grands rochers nous gardaient, sans rien perdre cependant de leur air menaçant. (…) Nous entendions le vent siffler et gémir entre ces rochers, et les branches des arbres s’agiter violemment. Il faisait de plus en plus froid, une neige fine commençait à tomber et il ne fallut pas longtemps pour que tout fût blanc autour de nous. »

Journal de Jonathan Harker (5 mai), repris par Bram Stoker dans Dracula .

Ayant rejoint le col de Borgo par la diligence, Jonathan Harker monta dans la calèche affrétée par le comte Dracula pour le mener à son château. Selon les informations délivrées par Bram Stoker, le jeune homme repartit ainsi sur la route de Bistrita avant de bifurquer vers la droite ― donc le nord ― pour pénétrer dans la région abritant la demeure du vampire. Ayant nous même atteint hier ce fameux col, nous cherchons désormais à suivre la même route que Jonathan Harker dans le but de trouver, si ce n’est le château du comte, du moins l’endroit où il se dressait par le passé.

Aujourd’hui, il s’agit d’une région complètement excentrée, seulement occupée par quelques villages coupés de tout. La seule route que nous dénichons pour pénétrer ce coin perdu, peu après le col, est prise par les glaces. Mais notre fière Dacia ne semble pas redouter grand chose et, en une succession de glissades à peu près contrôlées, nous mène à travers des bois enténébrés par la nuit tombante, sur un chemin louvoyant au milieu d’une nature sauvage et blanche. Dans un virage plus serré que les autres, notre véhicule part soudain en dérapage sur la glace, effectue un brusque 180° et achève sa course en s’encastrant dans une congère savamment placée pour nous éviter de finir au fond d’une rivière. Rapidement, nous prenons conscience qu’il serait plus qu’aléatoire d’espérer remonter en sens inverse la pente et son nappage de glace mêlée de neige. N’ayant pas véritablement d’autres choix, nous décidons de poursuivre, remettant à plus tard la question de savoir comment nous pourrons réussir à nous extirper de cette région. Passé les bois, la route se révèle défoncée mais plus praticable. Dans une ambiance crépusculaire et glacée, nous écumons villages perdus et bourgades désertes, suivant des chemins nébuleux au milieu de vallées encaissées aux pentes linceulées de blanc. L’atmosphère est saisissante ici, et je dois reconnaître qu’elle correspond parfaitement à la description qu’en fit Harker dans son journal, plus d’un siècle auparavant.

Bien que nous traversions la région de long en large tandis que la nuit tombante assombrit peu à peu le paysage, nous échouons à trouver quoi que ce soit qui puisse se rapprocher des restes d’un château. Les seules ruines que nous dénichons se situent dans le village assoupi de Rodna, au pied des montagnes, mais il s’agit de celles d’une vieille abbaye datant du XIIIe siècle. Frustrés dans notre quête, nous laissons finalement derrière nous cette enclave glacée en nous enfonçant dans une forêt de sapins, suivant un sentier encroûté de neige que personne ne semble emprunter l’hiver. La Dacia peine dans les pentes blanchies, et nous manquons échouer dans le fossé à plusieurs reprises. Passé une vingtaine de kilomètres, alors que je ne réussi plus à nous localiser sur la carte, nous nous résignons à faire demi-tour. Il y a plus d’un siècle, Jonathan Harker fut le prisonnier du comte Dracula. Serions-nous, à notre tour, prisonniers de la région où s’élevait son château, construction certainement disparue depuis le décès de son propriétaire ?


19/07/2012


« Il faisait déjà nuit lorsque nous arrivâmes à Bistritz qui, je l’ai dit, est une vieille ville au passé intéressant. (…) Le comte Dracula m’avait indiqué l’hôtel de la Couronne d’or. (…) On me servit ce que l’on appelle ici un « steak de brigand ». (…) Je bus du Mediasch doré, vin qui vous pique légèrement la langue mais, ma foi, ce n’est pas désagréable du tout. »

Journal de Jonathan Harker (3 et 5 mai), repris par Bram Stoker dans Dracula.

Comme Jonathan Harker quelques 120 années avant nous, nous rejoignons Bistrita à la nuit tombée. Localiser l’hôtel de la Couronne d’or ne nous prend guère de temps : il est énorme et se dresse, imposant, sur l’une des plus importantes places du centre-ville. Pourtant, inutile de chercher à retrouver l’ambiance de vieille demeure évoquée par le héros de Dracula : comme il n’existait pas d’hôtel de ce nom à Bistrita, la municipalité a tout simplement décidé d’en construire un, durant les années 1970, afin que les touristes effectuant le Dracula Tour aient quelque chose à se mettre sous la dent. Et tant qu’à faire, les gens à l’origine du projet ont vu les choses en grand : il s’agit d’un vaste établissement de plus d’une centaine de chambres. À l’entrée, une large volée de marches nous mène dans un hall gigantesque au fond duquel nous apercevons les portes d’un salon « Jonathan Harker ».

Dans le restaurant, où résonnent les notes d’un trio de musiciens de jazz, nous découvrons avec joie que le menu comporte le fameux « steak de brigand » (Frigarui en Roumain) que mangea notre héros plus d’un siècle auparavant. Afin de réaliser ici l’expérience la plus complète possible, nous demandons à une serveuse si leur cave comporte du Médiash doré, comme Harker encore. La jeune femme fait la grimace et nous explique que la production de ce vin particulier a été stoppée. Comme pour s’excuser, elle nous offre des cocktails « Dracula », un alcool indéterminé assaisonné de colorant rougeâtre…

Lorsque la serveuse revient avec les steaks de brigands (du lard et de l’échine de porc grillés sur une brochette), nous profitons de son anglais correct pour échanger au sujet du tourisme lié au roman de Bram Stoker. L’alcool aidant, nous nous confions peu à peu à elle et lui expliquons que la raison de notre voyage est différente : il ne s’agit pas d’un pèlerinage mais bel et bien d’une quête. Et nous en voulons pour preuve l’étrange malédiction qui semble nous poursuivre depuis notre arrivée en Roumanie : le subit mal de dos qui m’a foudroyé à Bucarest et qui continue de me handicaper aujourd’hui, ou encore les écueils de notre périple dans la région du col de Borgo. Comment ne pas voir dans ces faits l’esprit de Dracula, revenu du passé pour nous empêcher de mener à bien notre projet ? Avec un sourire, la serveuse nous dit que nous lui paraissons les plus cinglés de tous les clients « Dracula » qu’elle a vus jusqu’alors. Le compliment nous va droit au cœur. Un peu plus tard, elle revient vers nous avec un large sourire et nous présente une bouteille dont l’étiquette sobre porte l’inscription « Mediasch doré ». Nous ouvrons de grands yeux, comme des gamins le jour de Noël, tandis qu’elle nous explique que le caviste du restaurant vient de retrouver leur dernière bouteille ! Il pourrait même s’agir de l’ultime bouteille de toute la Roumanie puisque cette manufacture proche de Sibiu en a abandonné la production quatre ans auparavant.

D’après Harker, il s’agit d’un vin agréable et pétillant. Notre bouteille ne présente pas vraiment de bulles mais cela ne l’empêche pas d’être agréable ; j’y trouve même l’arrière goût curieux des vins jaunes du Jura. La bouteille vidée, je m’extasie en découvrant des testicules au menu. Nous en avalons une assiette en guise de dessert avec la Palinka (une eau de vie un peu plus corsée que la célèbre Tuica de l’apéritif). La suite ne me laisse aucun souvenir, mais je suis sûr que nous fêtons dignement le fait d’avoir goûté à la dernière bouteille du vin de Jonathan Harker !


24/07/2012


« Ayant quitté Budapest sans trop de retard, nous arrivâmes le soir à Klausenburgh. Je m’y arrêtai pour passer la nuit à l’Hôtel Royale. »

Journal de Jonathan Harker (3 mai), repris par Bram Stoker dans Dracula

Hier, lorsque nous sommes parvenus à Cluj-Napoca (qui portait encore le nom germanique de Klausenburgh à l’époque de Jonathan Harker), nous avons commencé par rechercher l’hôtel où il avait logé. Notre premier constat en visitant cette ville étudiante et animée fut qu’il n’existait pas — ou plus — d’Hôtel Royale. Un instant, nous avons imaginé qu’il puisse s’agir d’une vieille bâtisse abandonnée donnant sur la place principale de la ville, un ancien hôtel dont nous n’avons pas retrouvé le nom. Puis nous avons écumé les autres établissements de ce type en posant nos questions : existait-il bien un Hôtel Royale à l’époque, lorsque Jonathan Harker effectua sa première escale sur le territoire roumain dans le long trajet qui devait le mener à la demeure du comte Dracula ? À l’Hôtel Transylvania, le réceptionniste a été péremptoire en nous affirmant d’entrée de jeu que son établissement avait accueilli le passage de notre héros. Tout d’abord étonnés, nous nous sommes laissés convaincre tandis qu’il enchaînait les arguments. Nous avons ainsi appris que l’Hôtel Transylvania était l’un des plus vieux de la ville, qu’il existait depuis le début du 19ème siècle et que le boulevard regele Ferdinand où il se dresse était à l’époque la rue des hôtels de Klausenburgh. Enfin, le jeune homme a achevé son argumentaire en expliquant que le bâtiment se trouvait être le plus proche de la gare où descendit Harker et qu’il avait eu de nombreux autres noms par le passé, donc peut-être celui d’Hôtel Royale.

Avec notre passage à Cluj Napoca, première étape roumaine du voyage de Jonathan Harker, nous avons pratiquement achevé la partie draculesque de notre périple en Roumanie [...] notre enquête porte donc désormais autour du personnage de Vlad Tépès, ce noble valaque qui aurait servi de base historique au vampire de Bram Stoker.

à suivre : Vlad Tepes en Roumanie


NB : toutes les photos des deux auteurs ont conservé leurs copyright. Les autres sont toutes les miennes.
J’ai procédé à quelques coupes dans leur récit lorsque ce dernier n’avait qu’un lointain rapport avec leur itinéraire.

On excusera le coté « criard » de mes photos, qui datent pour la plupart de 2004 : vous savez, l’époque où on découvrait le numérique et où l’on faisait des retouches au karcher !!!


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