SAINT-PAUL (974) : cimetière marin
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Premier cimetière de la Réunion, là où accostèrent les premiers Français au XVIIe siècle, le cimetière marin de Saint-Paul est le cimetière patrimonial de l’île. Il est le seul véritablement médiatisé, et attire les touristes qui se rendent à la Réunion. Cet article a pour but de présenter le plus précisément possible son histoire qui reste malgré tout assez méconnue.
A proximité immédiate de la mer, proche des montagnes protégeant des vents tropicaux, ce lieu est très bien entretenu. Des panneaux expliquent l’identité des personnalités qui y reposent.
Depuis son transfert du cimetière Montparnasse de Paris en 1977, le poète LECONTE de LISLE est la célébrité majeure du lieu, mais comme nous le verrons, d’autres figures locales s’y firent également inhumer.
- En métropole, c’est la fauvette qui doit "chanter sa plus belle chanson" en volant autour de la tombe... A la Réunion, c’est le cardinal (ou Kardinal), en raison de sa belle couleur rouge, nom créole du Foudi rouge.
L’histoire du cimetière
Le cimetière de la Caverne, plus connu sous le nom de cimetière marin, est un témoin de l’histoire particulière qu’occupe la commune de St Paul dans l’ensemble réunionnais. Toujours la plus vaste commune du département, c’est ici qu’a commencé l’histoire plus que tricentenaire de la Réunion. Pendant près d’un siècle, St Paul a été le point d’arrivée, la base de mise en valeur, la seule vraie capitale de l’île Bourbon. Fichées en plein cœur de la « baie du meilleur ancrage », séparées de l’océan par de vieilles pierres passées à la chaux, surmontées de fleurs aux couleurs éclatantes, les tombes d’anciens colons de Bourbon côtoient celles de forbans, de grands propriétaires terriens, d’engagés indiens, de commerçants chinois, de poètes, d’humbles inconnus, de marins au long cours, d’hommes politiques… tous dormant là par les hasards de la vie, par le hasard des années ou des travées, sans aucune géométrie préconçue, comme c’est davantage le cas au cimetière de l’Est de Saint-Denis.
En 1729, suite à une terrible épidémie de variole saturant l’unique cimetière situé prés de l’église paroissiale, il fallut alors enterrer en quelques semaines des dizaines de morts dans un cimetière provisoire aménagé en bord de mer. Mais c’est seulement à la fin de la période de prospérité liée à la culture du café - fin XVIIIe siècle - qu’on envisagea le transfert de l’ancien cimetière. Un nouveau lieu de sépulture fut ouvert en 1788 à l’extrémité Sud de la ville, en face de la « Grande Caverne ».
D’une superficie d’un hectare et 44 ares, le nouveau cimetière de la Caverne connut à sa création des polémiques : les registres de délibérations du Conseil Supérieur de Bourbon, le 7 Avril 1788, témoigne d’une pétition de quelques habitants de St Paul demandant que le nouveau cimetière soit réservé uniquement aux blancs et l’ancien, à côté de l’église paroissiale pouvant servir à l’usage des noirs décédés. La réponse du Conseil fut cinglante : « Cette distinction nous parait tout à fait révoltante, comme si nous n’étions pas tous égaux et que la poussière de l’homme blanc et de l’homme noir ne serait pas la même. C’est vouloir étendre les prérogatives de l’orgueil au-delà même du tombeau ».
Après la période de prospérité permise par le développement de la canne à sucre, il devint à son tour trop petit. La municipalité envisagea alors de l’agrandir, mais se heurta au refus des familles de vendre leurs terrains attenants et surtout au veto du ministère de la marine qui ne voulait pas céder la parcelle nord-ouest sur laquelle se trouvait autrefois une batterie de défense côtière. La situation étant bloquée, le conseil municipal décida d’ouvrir en 1864 un nouveau cimetière, cette fois au nord de la ville, sur un terrain vague dans le quartier de l’Etang. D’autres lieux de sépulture suivirent à la fin du XIXe et au début du XXe : Saint Gilles, Le Guillaume, Saline, Bois de Nèfles … A partir de ce moment les concessions libres au cimetière marin furent réservées aux habitants du centre ville, du quartier de la Caverne, aux familles souhaitant renouveler une concession et à quelques défunts d’exception.
Le temps passant, le cimetière marin avait fini dans les années 1970 par se retrouver dans un état lamentable d’abandon, d’autant que plusieurs catastrophes naturelles accélérèrent son délabrement : cyclone de 1932, de 1948 (qui recouvrit le cimetière d’une couche de sable allant jusqu’à deux mètres d’épaisseur), cyclone Jenny de 1962… raz de marée lié à l’éruption du volcan Perbuatan sur l’île de Krakatoa le 27 Aout 1983 qui emporta bon nombre de tombes et cercueils loin au large dans la baie de St Paul...
En 2007, le cyclone Gamède mit à jour des ossements dans la partie ouest en dehors des murs du cimetière. Il s’agit de tombes sans fastes ni pierres. On a par ailleurs trouvé des dents taillées, qui correspondent à des rituels africains du sud de la Tanzanie et du nord du Mozambique. On peut donc affirmer que ce sont des tombes individuelles d’esclaves très anciennes, probablement à partir de 1750, soit avant la construction du cimetière. Il y aurait entre 1000 et 2000 esclaves enterrés dans cette partie, qui fut depuis aménagé en espace de souvenir.
- Ancienne parcelle hors-les-murs correspondant au cimetière des esclaves.
Témoignages d’anciens drames
Le cimetière marin porte aussi témoignage de quelques drames :
La tombe du Capitaine au long cours Eraste Feuillet (+1830) : lors d’une escale, il séjourna à l’étage de l’hôtel de Laçay, y fit sa toilette avant de jeter les eaux usées par la fenêtre selon la coutume. Un passant, officier de la caserne de St Paul, les reçut sur la tête. Un attroupement s’étant formé, il descendit voir et accepta la provocation en duel de celui-ci. Lors du duel, l’officier vit son arme s’enrayer. Fairplay, le capitaine lui prêta un de ses pistolets ce qui lui valut d’être abattu par sa propre arme.. Un peu plus tard, l’officier pris de remords, finança la tombe et l’épitaphe « victime de sa générosité, l’arme qui devait le défendre lui donna la mort ». Avant la fin de l’année, l’officier décéda et fut enterré à une dizaine de mètres de lui.
Les noyés de l’embouchure de l’étang (octobre 1830), en l’occurrence les enfants du maire de l’époque (Chauvet).
- Tombeau collectif des naufragés du Ker Anna.
Le naufrage du navire « le Ker Anna » en Décembre 1894. Le Ker Anna était un solide voilier trois mâts français, construit à St Nazaire, commandé par Aubain Delahaye, capitaine au long cours, aidé par quinze hommes, tous marins expérimentés, enrôlés dans les ports bretons. Le bateau avait été affrété en 1894 par un armateur nantais pour amener aux Comores et à la Réunion du charbon, des madriers, de l’essence, du goudron, des bougies, du vin, des boites de conserves, du lard, de la farine, de la poudre, des tapisseries et 2 cochons vivants - qui sortirent d’ailleurs indemnes du naufrage -. Le Ker Anna arriva en rade de St Denis le 7 Décembre 1894. Le jour même le Capitaine Delahaye descendit à terre pour accomplir les formalités douanières et préparer le déchargement des marchandises. Dès le lendemain le temps s’aggrava sur la Réunion en raison de l’approche d’un gros cyclone tropical. Si bien que le 8 décembre à 3H 30 de l’après midi, le second du Ker Anna reçut du lieutenant du port l’ordre de s’éloigner de la côte.
Dans la nuit opaque, emporté par une mer déchainée et de violents courants, le Ker Anna se retrouva à 4 heures du matin en face de la Pointe des Aigrettes. Là il heurta un récif, cassant l’arrière du navire qui coula en quelques instants. Dans la journée du 9 décembre 1894 la mer rejeta entre le Cap La Houssaye et la Pointe de Aigrettes de nombreux débris, ainsi que les corps de cinq matelots bretons noyés au large de St Gilles (trois corps ne furent jamais retrouvés). Ils reposent depuis, à l’intérieur d’un carré spécialement aménagé dans la partie Nord-Ouest du cimetière.
Tombes notables
Paul BÉNARD (1924-1987) : pharmacien de profession et maire de Saint-Paul de 1965 à sa mort, il transforma considérablement sa commune, la dotant de nombreux équipements structurants : gare routière, médiathèque, écoles, collèges, lycées, gymnases, piscines, stades, parc de loisirs, port de pêche et de plaisance à Saint Gilles. Il devint sénateur RPR de la Réunion en 1983 et c’est un décès brutal en 1987 qui mit fin à ses fonctions.
Gilles François CRESTIEN (1828-1891) : notaire et notable dans sa ville natale, il effectua, en 1862, un voyage en Europe. Il découvrit alors à Rome les vertus du télégraphe électronique. Revenu dans son office notarial, il monta le projet d’équiper la côte Ouest de la Réunion avec ce fabuleux outil de communication. En Juillet 1870, la première communication électrique fut établie entre St Paul, La Possession et St Denis.
Le poète et journaliste Eugène DAYOT (Joachim Laurent Dayot : 1810-1852), qui est considéré comme l’une des plus grandes figures de l’île. Son roman inachevé Bourbon pittoresque lui permit de s’inscrire dans le paysage littéraire réunionnais. En 1839, il fonda à St Paul son propre journal Le Créole qui fit faillite pour cause de propagation d’idéaux abolitionnistes et de campagne contre la peine de mort. Il mourut des suites de la lèpre qu’il avait contracté à Madagascar.
Le peintre Arthur GRIMAUD (1784-1869), connu pour ses portraits de notables de l’île ainsi que pour des natures mortes, notamment des fruits tropicaux. Après sa mort, ses œuvres ont été exposées à l’Exposition coloniale de Paris en 1931.
Delphine HÉLOD (1809-1836) : esclave de la famille Mallac, elle fut affranchie en 1835 (tous les affranchis de cette année là reçurent des patronymes commençant par un H). Sa tombe est l’unique sépulture d’esclave affranchie de ce cimetière qui nous soit parvenue. Cependant, au début des années 70, la dalle se son sépulcre fut retournée et utilisée comme pierre tombale pour la construction fictive de la tombe du pirate La Buse (voir ci-après). Ce n’est qu’en 2018, dans une optique de réattribution mémorielle, qu’une nouvelle tombe fut conçue à sa mémoire. Elle porte comme inscription, reproduction de l’épitaphe d’origine "À la mémoire de Delphine Hélod née à Sainte-Marie le 7 août 1809, décédée à Saint-Paul le 13 mai 1836. Sa bonne conduite, ses bons sentiments, son affection pour ses maîtres lui valurent la liberté et ce faible témoignage de leurs regrets".
Le pirate LA BUSE (Olivier Le Vasseur : c1680-1730), la tombe la plus célèbre du cimetière avec celle de Leconte de lisle qui ne recouvre aucun corps ! Né à Calais, fils de flibustier, il se lança dans la piraterie dans la mer des Indes et s’associa avec le pirate anglais Taylor. Ensemble, ils prirent en 1721 le navire du vice roi portugais des Indes en rade à Saint-Denis et capturèrent le vice roi. Ils le relâchèrent contre rançon et prirent ensuite deux autres navires de commerce dans la baie de St-Paul. Taylor se retira dans les Caraïbes et La Buse se cacha à Madagascar avec son magot. En 1724, il demanda sa grâce auprès du conseil de Bourbon qui lui fut accordée mais pour une raison inconnue il ne vint pas. Il fut capturé par un capitaine négrier en 1730 alors qu’il n’avait plus commis de délits depuis 10 ans, et pendu à St-Paul. La légende veut qu’il ait jeté à la foule avant d’être exécuté un cryptogramme indiquant à qui saurait le déchiffrer l’emplacement de son trésor. De nombreux chercheurs de trésors se sont attelés à décrypter l’énigme mais jusqu’à aujourd’hui personne ne s’est vanté d’avoir trouvé le trésor. Certains affirment qu’il est caché dans une ravine de la Réunion, d’autres dans une baie des Seychelles ou sur l’archipel des Comores. Personne ne peut dire si même le trésor existe ou s’il a été dilapidé par son propriétaire avant sa mort. Devenu une figure populaire, il inspira écrivain, cinéaste, auteurs de BD et musiciens. Il ne repose évidemment pas sous cette tombe, bien qu’il se soit dans doute fait inhumer dans les parages : le cimetière fut créé 58 ans après sa mort ! Sa tombe est à vrai-dire un ramassis hétéroclite élaboré dans les années 1970 : sa dalle, qui se trouvait à l’intérieur du cimetière, était celle de l’esclave affranchie Delphine Hélod (voir plus haut). La croix, avec tête de mort a été retrouvée sur la plage au lendemain d’un cyclone (1944), tandis que le canon est une pièce en bronze qui servait à tirer les feux d’artifice du 14 Juillet !
Jean-Baptiste François LACAILLE (c1781-1856) : chirurgien de la Marine, il développa le transfert de la vaccine de France. Ayant prit part à la campagne d’Egypte de Bonaparte, il se fit édifier un tombeau en forme de pyramide.
Elixène de Lanux (1821-1840) : cousine et muse de Leconte de Lisle, il était fou amoureux d’elle mais elle ne lui rendit pas son amour et elle se maria avec un autre homme. Lorsqu’elle mourut en couches en 1840, le poète fut tellement abattu qu’il décida de quitter définitivement la Réunion. Il écrivit un poème en son honneur : le Manchy [1], qui figure près de sa tombe.
Sous un nuage frais de claire mousseline,Tous les dimanches au matin,Tu venais à la ville en manchy de rotin,Par les rampes de la colline.[...]Maintenant, dans le sable aride de nos grèves,Sous les chiendents, au bruit des mers,Tu reposes parmi les morts qui me sont chers,Ô charme de mes premiers rêves !
Le poète Charles LECONTE de LISLE
L’historien Bernard MAREK (1946-2010), qui travailla beaucoup sur le patrimoine de Saint-Paul, et plus particulièrement sur ce cimetière.
Jean MILHET-FONTARABIE (1828-1890) : médecin, il fut successivement élu maire de Saint-Paul et président du conseil général de La Réunion puis entra au Sénat en tant que représentant de La Réunion en 1882, malgré la candidature de Leconte de Lisle, qui était déjà connu à Paris, poste qu’il conserva jusqu’à sa mort.
Henri Paulin PANON-DESBASSYNS (1732-1800). Vétéran des guerres des Indes orientales, il est connu, à titre personnel, pour les nombreux écrits qu’il a laissés, notamment les journaux rédigés durant ses voyages en France en 1785 et 1790-1792. Il hérita de sa grand-mère d’un immense domaine à la Ravine Saint-Gilles et prit le nom de Desbassayns, en référence aux bassins présents sur son territoire, afin de se démarquer du reste de sa famille. Héritier du savoir faire de la Compagnie des Indes, qui lui a appris à cultiver le coton, et propriétaire d’esclaves qu’il a ramené de ses voyages (pratique courante en ce temps), il se lança dans l’exploitation de son domaine, ce qui le fit devenir l’homme le plus riche de l’île. Il fut le beau-père de Joseph de Villèle, officier de la marine royale établi sur l’île, qui devint plus tard président du conseil des ministres sous Louis XVIII, entre 1821 et 1828. Avec lui repose son épouse, Marie-Anne Thérèse Ombline Desbassayns (1755-1846) : après la mort de son mari en 1800, elle géra le patrimoine familial avec une remarquable habileté et fermeté. Elle développa l’industrialisation de la culture de la canne. Personnage controversé, elle fut décrite comme une personne généreuse et admirable par une partie des colons de son époque, mais perçue comme un personnage mauvais et cruel avec ses esclaves par la tradition populaire. Les légendes entourant son personnage sont nombreuses, faisant d’elle une sorcière à laquelle on attribua des crimes abominables, parce qu’elle symboliserait « l’esclavagisme lui-même, le mauvais maitre par excellence » ou parce que sa place de femme entrepreneur a pu susciter beaucoup de crispations. Elle reposa ici mais fut transférée ultérieurement à la Chapelle Pointue. Les Desbassyns reposent dans une enclave du cimetière, séparée de lui par un mur. Cette obligation fut faite en raison du protestantisme d’Henri Paulin, ou de son appartenance à la Franc maçonnerie.
Le marquis Camille de ROQUEFEUIL (1781-1831), navigateur et explorateur qui proposa un voyage commercial autour du monde au gouvernement français qui accepta. Parti de Bordeaux en 1816, il passa la Terre de Feu en janvier 1817, fit escale à Valparaiso (février), passe à Callao, explora les îles Galápagos, arriva à San Francisco puis atteint la baie de Nootka où il n’obtint rien des négociants de fourrures. Après avoir hiverné aux Marquises (décembre 1817-février 1818), il parcourut le Pacifique, atteint Hawaii et tenta de vendre des fourrures à Macao. Passant par le cap de Bonne-Espérance, il rejoignit Bordeaux en novembre 1819. Il fut accueilli en héros à son retour et publia le journal de son voyage autour du monde en 1823 à Paris.
Merci à Nicolas Badin, Annie et Jean-Paul Préaud, Georges Adrion et Jean Moussu pour les photos.
Source : http://dcrp.free.fr/?p=2126
[1] Un manchis est une chaise à porteur.
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