La profanation des tombeaux royaux de Saint-Denis par Alexandre Dumas
par
Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve, docteur ? demanda M. Ledru.
— Cela prouve que les organes qui transmettent au cerveau les perceptions qu’ils reçoivent peuvent se déranger par suite de certaines causes, au point d’offrir à l’esprit un miroir infidèle, et qu’en pareil cas on voit des objets et on entend des sons qui n’existent pas. Voilà tout.
— Cependant, dit le chevalier Lenoir avec la timidité d’un savant de bonne foi, cependant il arrive certaines choses qui laissent une trace, certaines prophéties qui ont un accomplissement. Comment expliquerez-vous, docteur, que des coups donnés par des spectres ont pu faire naître des places noires sur le corps de celui qui les a reçus ? comment expliquerez-vous qu’une vision ait pu, dix, vingt, trente ans auparavant, révéler l’avenir ? Ce qui n’existe pas peut-il meurtrir ce qui est ou annoncer ce qui sera ?
— Ah ! dit le docteur, vous voulez parler de la vision du roi de Suède.
— Non, je veux parler de ce que j’ai vu moi-même.
— Vous !
— Moi.
— Où cela ?
— A Saint-Denis.
— Quand cela ?
— En 1794, lors de la profanation des tombes.
— Ah ! oui, écoutez cela, docteur, dit M. Ledru.
— Quoi ? qu’avez-vous vu ? dites.
— Voici. En 1793 j’avais été nommé directeur du Musée des monuments français, et, comme tel, je fus présent à l’exhumation des cadavres de l’abbaye de Saint-Denis, dont les patriotes éclairés avaient changé le nom en celui de Franciade. Je puis, après quarante ans, vous raconter les choses étranges qui ont signalé cette profanation.
La haine que l’on était parvenu à inspirer au peuple pour le roi Louis XVI, et que n’avait pu assouvir l’échafaud du 21 janvier, avait remonté aux rois de sa race : on voulut poursuivre la monarchie jusqu’à sa source, les monarques jusque dans leur tombe, jeter au vent la cendre de soixante rois.
Puis aussi peut-être eut-on la curiosité de voir si les grands trésors que l’on prétendait enfermés dans quelques-uns de ces tombeaux s’étaient conservés aussi intacts qu’on le disait.
Le peuple se rua donc sur Saint-Denis.
Du 6 au 8 août, il détruisit cinquante et un tombeaux, l’histoire de douze siècles.
Alors le gouvernement résolut de régulariser ce désordre, de fouiller pour son propre compte les tombeaux, et d’hériter de la monarchie, qu’il venait de frapper dans Louis XVI, son dernier représentant.
Puis il s’agissait d’anéantir jusqu’au nom, jusqu’au souvenir, jusqu’aux ossements des rois ; il s’agissait de rayer de l’histoire quatorze siècles de monarchie.
Pauvres fous qui ne comprennent pas que les hommes peuvent parfois changer l’avenir... jamais le passé.
On avait préparé dans le cimetière une grande fosse commune sur le modèle des fosses des pauvres. C’est dans cette fosse et sur un lit de chaux que devaient être jetés, comme à une voirie, les ossements de ceux qui avaient fait de la France la première des nations, depuis Dagobert jusqu’à Louis XV.
Ainsi, satisfaction était donnée au peuple, mais surtout jouissance était donnée à ces législateurs, à ces avocats, à ces journalistes envieux, oiseaux de proie des révolutions, dont l’oeil est blessé par toute splendeur, comme l’oeil de leurs frères, les oiseaux de nuit, est blessé par toute lumière.
L’orgueil de ceux qui ne peuvent édifier est de détruire.
Je fus nommé inspecteur des fouilles ; c’était pour moi un moyen de sauver une foule de choses précieuses. J’acceptai.
Le samedi 12 octobre, pendant que l’on instruisait le procès de la reine ; je fis ouvrir le caveau des Bourbons du côté des chapelles souterraines, et je commençai par en tirer le cercueil de Henri IV, mort assassiné le 14 mai 1610, âgé de cinquante-sept ans.
Quant à la statue du Pont-Neuf, chef-d’oeuvre de Jean de Bologne et de son élève, elle avait été fondue pour en faire des gros sous.
Le corps de Henri IV était merveilleusement conservé ; les traits du visage, parfaitement reconnaissables, étaient bien ceux que l’amour du peuple et le pinceau de Rubens ont consacrés. Quand on le vit sortir le premier de la tombe et paraître au jour dans son suaire, bien conservé comme lui, l’émotion fut grande, et à peine si ce cri de : Vive Henri IV ! si populaire en France, ne retentit point instinctivement sous les voûtes de l’église.
Quand je vis ces marques de respect, je dirai même d’amour, je fis mettre le corps tout debout contre une des colonnes du choeur, et là chacun put venir le contempler.
Il était vêtu, comme de son vivant, de son pourpoint de velours noir, sur lequel se détachaient ses fraises et ses manchettes blanches ; de sa trousse de velours pareil au pourpoint, de bas de soie de même couleur, de souliers de velours.
Ses beaux cheveux grisonnants faisaient toujours une auréole autour de sa tête, sa belle barbe blanche tombait toujours sur sa poitrine.
Alors commença une immense procession comme à la châsse d’un saint : des femmes venaient toucher les mains du bon roi, d’autres baisaient le bas de son manteau, d’autres faisaient mettre leurs enfants à genoux, murmurant tout bas :
— Ah ! s’il vivait, le pauvre peuple ne serait pas si malheureux. Et elles eussent pu ajouter : Ni si féroce, car ce qui fait la férocité du peuple, c’est le malheur.
Cette procession dura pendant toute la journée du samedi 12 octobre, du dimanche 13 et du lundi 14.
Le lundi les fouilles recommencèrent après le dîner des ouvriers, c’est-à-dire vers trois heures après midi.
Le premier cadavre qui vit le jour après celui de Henri IV fut celui de son fils, Louis XIII. Il était bien conservé, et, quoique les traits du visage fussent affaissés, on pouvait encore le reconnaître à sa moustache.
Puis vint celui de Louis XIV, reconnaissable à ses grands traits qui ont fait de son visage le masque typique des Bourbons ; seulement il était noir comme de l’encre.
Puis vinrent successivement ceux de Marie de Médicis, deuxième femme de Henri IV ; d’Anne d’Autriche, femme de Louis XIII ; de Marie Thérèse, infante d’Espagne et femme de Louis XIV ; et du grand dauphin.
Tous ces corps étaient putréfiés. Seulement celui du grand dauphin était en putréfaction liquide.
Le mardi, 15 octobre, les exhumations continuèrent.
Le cadavre de Henri IV était toujours là debout contre sa colonne, et assistant impassible à ce vaste sacrilège qui s’accomplissait à la fois sur ses prédécesseurs et sur sa descendance.
Le mercredi 16, juste au moment où la reine Marie-Antoinette avait la tête tranchée sur la place de la Révolution, c’est-à-dire à onze heures du matin, on tirait à son tour du caveau des Bourbons le cercueil du roi Louis XV.
Il était, selon l’antique coutume du cérémonial de France, couché à l’entrée du caveau où il attendait son successeur, qui ne devait pas venir l’y rejoindre. On le prit, on l’emporta et on l’ouvrit dans le cimetière seulement, et sur les bords de la fosse.
D’abord le corps retiré du cercueil de plomb, et bien enveloppé de linge et de bandelettes, paraissait entier et bien conservé ; mais, dégagé de ce qui l’enveloppait, il n’offrait plus que l’image de la plus hideuse putréfaction, et il s’en échappa une odeur tellement infecte, que chacun s’enfuit, et qu’on fut obligé de brûler plusieurs livres de poudre pour purifier l’air.
On jeta aussitôt dans la fosse ce qui restait du héros du Parc-aux-Cerfs, de l’amant de madame de Châteauroux, de madame de Pompadour et de madame du Barry, et, tombé sur un lit de chaux vive, on recouvrit de chaux vive ces immondes reliques.
J’étais resté le dernier pour faire brûler les artifices et jeter la chaux quand j’entendis un grand bruit dans l’église ; j’y entrai vivement, et j’aperçus un ouvrier qui se débattait au milieu de ses camarades, tandis que les femmes lui montraient le poing et le menaçaient.
Le misérable avait quitté sa triste besogne pour aller voir un spectacle plus triste encore, l’exécution de Marie-Antoinette ; puis, enivré des cris qu’il avait poussés et entendu pousser, de la vue du sang qu’il avait vu répandre, il était revenu à Saint-Denis, et, s’approchant de Henri IV dressé contre son pilier, et toujours entouré de curieux, et je dirai presque de dévots :
— De quel droit, lui avait-il dit, restes-tu debout ici, toi, quand on coupe la tête des rois sur la place de la Révolution ?
Et, en même temps, saisissant la barbe de la main gauche, il l’avait arrachée, tandis que, de la droite, il donnait un soufflet au cadavre royal.
Le cadavre était tombé à terre en rendant un bruit sec, pareil à celui d’un sac d’ossements qu’on eût laissé tomber.
Aussitôt un grand cri s’était élevé de tous côtés. A tel autre roi que ce, fût, on eût pu risquer un pareil outrage, mais à Henri IV, au roi du peuple, c’était presque un outrage au peuple.
L’ouvrier sacrilège courait donc le plus grand risque lorsque j’accourus à son secours.
Dès qu’il vit qu’il pouvait trouver en moi un appui, il se mit sous ma protection. Mais, tout en le protégeant, je voulus le laisser sous le poids de l’action infâme qu’il avait commise.
— Mes enfants, dis-je aux ouvriers, laissez ce misérable, celui qu’il a insulté est en assez bonne position là-haut pour obtenir de Dieu son châtiment.
Puis, lui ayant repris la barbe qu’il avait arrachée au cadavre, et qu’il tenait toujours de la main gauche, je le chassai de l’église, en lui annonçant qu’il ne faisait plus partie des ouvriers que j’employais. Les huées et les menaces de ses camarades le poursuivirent jusque dans la rue.
Craignant de nouveaux outrages à Henri IV, j’ordonnai qu’il fût porté dans la fosse commune ; mais, jusque-là, le cadavre fut accompagné de marques de respect. Au lieu d’être jeté, comme les autres, au charnier royal, il y fut descendu, déposé doucement et couché avec soin à l’un des angles ; puis une couche de terre, au lieu d’une couche de chaux, fut pieusement étendue sur lui.
La journée finie, les ouvriers se retirèrent, le gardien seul resta : c’était un brave homme que j’avais placé là, de peur que, la nuit, on ne pénétrât dans l’église, soit pour exécuter de nouvelles mutilations, soit pour opérer de nouveaux vols ; ce gardien dormait le jour et veillait de sept heures du soir à sept heures du matin.
Il passait la nuit debout, et se promenait pour s’échauffer, ou assis près d’un feu allumé contre un des piliers les plus proches de la porte.
Tout présentait dans la basilique l’image de la mort, et la dévastation rendait cette image de la mort plus terrible encore. Les caveaux étaient ouverts et les dalles dressées contre les murailles ; les statues brisées jonchaient le pavé de l’église ; çà et là, des cercueils éventrés avaient restitué les morts, dont ils croyaient n’avoir à rendre compte qu’au jour du jugement dernier. Tout enfin portait l’esprit de l’homme, si cet esprit était élevé, à la méditation ; s’il était faible, à la terreur.
Heureusement le gardien n’était pas un esprit, mais une matière organisée. Il regardait tous ces débris du même oeil qu’il eût regardé une forêt en coupe ou un champ fauché, et n’était préoccupé que de compter les heures de la nuit, voix monotone de l’horloge, seule chose qui fût restée vivante dans la basilique désolée.
Au moment où sonna minuit et où vibrait le dernier coup du marteau dans les sombres profondeurs de l’église, il entendit de grands cris venant du côté du cimetière. Ces cris étaient des cris d’appel, de longues plaintes, de douloureuses lamentations.
Après le premier moment de surprise, il s’arma d’une pioche et s’avança vers la porte qui faisait communication entre l’église et le cimetière ; mais, cette porte ouverte, reconnaissant parfaitement que ces cris venaient de la fosse des rois, il n’osa aller plus loin, referma la porte, et accourut me réveiller à l’hôtel où je logeais.
Je me refusai d’abord à croire à l’existence de ces clameurs sortant de la fosse royale ; mais, comme je logeais juste en face de l’église, le gardien ouvrit ma fenêtre, et, au milieu du silence troublé par le seul bruissement de la brise hivernale, je crus effectivement entendre de longues plaintes qui me semblaient n’être pas seulement la lamentation du vent.
Je me levai et j’accompagnai le gardien jusque dans l’église. Arrivé là, et le porche refermé derrière nous, nous entendîmes plus distinctement les plaintes dont il avait parlé. Il était d’autant plus facile de distinguer d’où venaient ces plaintes, que la porte du cimetière, mal fermée par le gardien, s’était rouverte derrière lui. C’était donc du cimetière effectivement que ces plaintes venaient.
Nous allumâmes deux torches et nous nous acheminâmes vers la porte ; mais trois fois, en approchant de cette porte, le courant d’air qui s’était établi du dehors au dedans les éteignit. Je compris que c’était comme ces détroits difficiles à franchir, et qu’une fois étant dans le cimetière, nous n’aurions plus la même lutte à soutenir. Je fis, outre nos torches, allumer une lanterne. Nos torches s’éteignirent ; mais la lanterne persista. Nous franchîmes le détroit, et, une fois dans le cimetière, nous rallumâmes nos torches, que respecta le vent.
Cependant, au fur et à mesure que nous approchions, les clameurs s’en étaient allées mourantes, et, au moment où nous arrivâmes au bord de la fosse, elles étaient à peu près éteintes.
Nous secouâmes nos torches au-dessus de la vaste ouverture, et, au milieu des ossements, sur cette couche de chaux et de terre toute trouée par eux, nous vîmes quelque chose d’informe qui se débattait.
Ce quelque chose ressemblait à un homme.
— Qu’avez-vous et que voulez-vous ? demandai-je à cette espèce d’ombre.
— Hélas ! murmura-t-elle, je suis le misérable ouvrier qui a donné un soufflet à Henri IV.
— Mais comment es-tu là ? demandai-je
— Tirez-moi d’abord de là, monsieur Lenoir, car je me meurs, et ensuite vous saurez tout.
Du moment que le gardien des morts s’était convaincu qu’il avait affaire à un vivant, la terreur qui d’abord s’était emparée de lui avait disparu, il avait déjà dressé une échelle couchée dans les herbes du cimetière, tenant cette échelle debout et attendant mes ordres.
Je lui ordonnai de descendre l’échelle dans la fosse, et j’invitai l’ouvrier à monter. Il se traîna, en effet, jusqu’à la base de l’échelle ; mais, arrivé là, lorsqu’il fallut se dresser debout et monter les échelons, il s’aperçut qu’il avait une jambe et un bras cassés.
Nous lui jetâmes une corde avec un noeud coulant ; il passa cette corde sous ses épaules. Je conservai l’autre extrémité de la corde entre mes mains ; le gardien descendit quelques échelons, et, grâce à ce double soutien, nous parvînmes à tirer ce vivant de la compagnie des morts.
A peine fut-il hors de la fosse, qu’il s’évanouit. Nous l’emportâmes près du feu ; nous le couchâmes sur un lit de paille, puis j’envoyai le gardien chercher un chirurgien.
Le gardien revint avec un docteur avant que le blessé eût repris connaissance, et ce fut seulement pendant l’opération qu’il ouvrit les yeux.
Le pansement fait, je remerciai le chirurgien, et, comme je voulais savoir par quelle étrange circonstance le profanateur se trouvait dans la tombe royale, je renvoyai à son tour le gardien. Celui-ci ne demandait pas mieux que d’aller se coucher après les émotions d’une pareille nuit, et je restai seul près de l’ouvrier. Je m’assis sur une pierre près de la paille ou il était couché et en face du foyer dont la flamme tremblante éclairait la partie de l’église où nous étions, laissant toutes les profondeurs dans une obscurité d’autant plus épaisse, que la partie où nous nous trouvions était dans une plus grande lumière.
J’interrogeai alors le blessé, voici ce qu’il me raconta.
Son renvoi l’avait peu inquiété. Il avait de l’argent dans sa poche, et jusque-là il avait vu qu’avec de l’argent on ne manquait de rien.
En conséquence, il était allé s’établir au cabaret. Au cabaret, il avait commencé d’entamer une bouteille, mais au troisième verre il avait vu entrer l’hôte.
— Avons-nous bientôt fini ? avait demandé celui-ci.
— Et pourquoi cela ? avait répondu l’ouvrier.
— Mais parce que j’ai entendu dire que c’était toi qui avais donné un soufflet à Henri IV.
— Eh bien ! oui, c’est moi ! dit insolemment l’ouvrier. Après ?
— Après ? je ne veux pas donner à boire à un méchant coquin comme toi, qui appellera la malédiction sur ma maison.
— Ta maison, ta maison est la maison de tout le monde, et, du moment où l’on paye, on est chez soi.
— Oui, mais tu ne payeras pas, toi.
— Et pourquoi cela ?
— Parce que je ne veux pas de ton argent, Or, comme tu ne payeras pas, tu ne seras pas chez toi, mais chez moi ; et, comme tu seras chez moi, j’aurai le droit de le mettre à la porte.
— Oui, si tu es le plus fort.
— Si je ne suis pas le plus fort, j’appellerai mes garçons.
— Eh bien ! appelle un peu, que nous voyions.
Le cabaretier avait appelé ; trois garçons, prévenus d’avance, étaient entrés à sa voix, chacun avec un bâton à la main, et force avait été à l’ouvrier, si bonne envie qu’il eût de résister, de se retirer sans mot dire.
Alors il était sorti, avait erré quelque temps par la ville, et, à l’heure du dîner, il était entré chez le gargotier où les ouvriers avaient l’habitude de prendre leurs repas.
Il venait de manger sa soupe quand les ouvriers, qui avaient fini leur journée, entrèrent.
En l’apercevant, ils s’arrêtèrent au seuil, et, appelant l’hôte, lui déclarèrent que, si cet homme continuait à prendre ses repas chez lui, ils déserteraient sa maison depuis le premier jusqu’au dernier.
Le gargotier demanda ce qu’avait fait cet homme, qui était ainsi en proie à la réprobation générale.
On lui dit que c’était l’homme qui avait donné un soufflet à Henri IV.
— Alors, sors d’ici ! dit le gargotier en s’avançant vers lui, et puisse ce que tu as mangé te servir de poison !
Il y avait encore moins possibilité de résister chez le gargotier que chez le marchand de vin. L’ouvrier maudit se leva en menaçant ses camarades, qui s’écartèrent devant lui, non pas à cause des menaces qu’il avait proférées, mais à cause de la profanation qu’il avait commise.
Il sortit la rage dans le coeur, erra une partie de la soirée dans les rues de Saint-Denis, jurant et blasphémant. Puis, vers les dix heures, il s’achemina vers son garni.
Contre l’habitude de la maison, les portes étaient fermées.
Il frappa à la porte. Le logeur parut à une fenêtre. Comme il faisait nuit sombre, il ne put reconnaître celui qui frappait.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
L’ouvrier se nomma.
— Ah ! dit le logeur, c’est toi qui as donné un soufflet à Henri IV ; attends.
— Quoi ! que faut-il que j’attende ? dit l’ouvrier avec impatience.
En même temps, un paquet tomba à ses pieds.
— Qu’est-ce que cela ? demanda l’ouvrier.
— Tout ce qu’il y a à toi ici.
— Comment ! tout ce qu’il y a à moi ici.
— Oui, tu peux aller coucher où tu voudras ; je n’ai pas envie que ma maison me tombe sur la tête.
L’ouvrier, furieux, prit un pavé et le jeta dans la porte.
— Attends, dit le logeur, je vais réveiller tes compagnons, et nous allons voir.
L’ouvrier comprit qu’il n’avait rien de bon à attendre. Il se retira, et, ayant trouvé une porte ouverte à cent pas de là, il entra et se coucha sous un hangar.
Sous ce hangar, il y avait de la paille ; il se coucha sur cette paille et s’endormit.
A minuit moins un quart, il lui sembla que quelqu’un lui touchait sur l’épaule. Il se réveilla, et vit devant lui une forme blanche ayant l’aspect d’une femme, et qui lui faisait signe de le suivre.
Il crut que c’était une de ces malheureuses qui ont toujours un gîte et du plaisir à offrir à qui peut payer le gîte et le plaisir ; et, comme il avait de l’argent, comme il préférait passer la nuit à couvert et couché dans un lit, à la passer dans un hangar et couché sur la paille, il se leva et suivit la femme.
La femme longea un instant les maisons du côté gauche de la Grande-Rue, puis elle traversa la rue, prit une ruelle à droite, faisant toujours signe à l’ouvrier de la suivre.
Celui-ci, habitué à ce manège nocturne, connaissant par expérience les ruelles où se logent ordinairement les femmes du genre de celle qu’il suivait, ne fit aucune difficulté et s’engagea dans la ruelle.
La ruelle aboutissait aux champs ; il crut que cette femme habitait une maison isolée, et la suivit encore.
Au bout de cent pas, ils traversèrent une brèche ; mais, tout à coup, ayant levé les yeux, il aperçut devant lui la vieille abbaye de Saint Denis, avec son clocher gigantesque et ses fenêtres légèrement teintées par le feu intérieur, près duquel veillait le gardien.
Il chercha des yeux la femme ; elle avait disparu.
Il était dans le cimetière.
Il voulut repasser par la brèche. Mais sur cette brèche, sombre, menaçant, le bras tendu vers lai, il lui sembla voir le spectre de Henri IV.
Le spectre fit un pas en avant, et l’ouvrier un pas en arrière.
Au quatrième ou cinquième pas, la terre manqua sous ses pieds, et il tomba à la renverse dans la fosse.
Alors, il lui sembla voir se dresser autour de lui tous ces rois, prédécesseurs et descendants de Henri IV ; alors, il lui sembla qu’ils levaient sur lui les uns leurs sceptres, les autres leurs mains de justice, en criant malheur au sacrilège. Alors, il lui sembla qu’au contact de ces mains de justice et de ces sceptres pesants comme du plomb, brûlants comme du feu, il sentait l’un après l’autre ses membres brisés.
C’est en ce moment que minuit sonnait et que la gardien entendait les plaintes.
Je fis ce que je pus pour rassurer ce malheureux ; mais sa raison était égarée, et, après un délire de trois jours, il mourut en criant : Grâce !
— Pardon, dit le docteur, mais je ne comprends point parfaitement la conséquence de votre récit. L’accident de votre ouvrier prouve que, la tête préoccupée de ce qui lui était arrivé dans la journée, soit en état de veille, soit en état de somnambulisme, il s’est mis à errer la nuit ; qu’en errant, il est entré dans le cimetière, et que, tandis qu’il regardait en l’air, au lieu de regarder à ses pieds, il est tombé dans la fosse où naturellement il s’est, dans sa chute, cassé un bras et une jambe. Or, vous avez parlé d’une prédiction qui s’est réalisée, et je ne vois pas dans tout ceci la plus petite prédiction.
— Attendez, docteur, dit le chevalier, l’histoire que je viens de raconter, et qui, vous avez raison, n’est qu’un fait, mène tout droit à cette prédiction que je vais vous dire, et qui est un mystère.
Cette prédiction, la voici :
Vers le 20 janvier 1794, après la démolition du tombeau de François Ier, on ouvrit le sépulcre de la comtesse de Flandre, fille de Philippe le Long.
Ces deux tombeaux étaient les derniers qui restaient à fouiller ; tous les caveaux étaient effondrés, tous les sépulcres étaient vides, tous les ossements étaient au charnier.
Une dernière sépulture était restée inconnue : c’était celle du cardinal de Metz, qui, disait-on, avait été enterré à Saint-Denis.
Tous les caveaux avaient été refermés ou à peu près, caveau des Valois, et caveau des Charles. Il ne restait que le caveau des Bourbons, que l’on devait fermer le lendemain.
Le gardien passait sa dernière nuit dans cette, église où il n’y avait plus rien à garder ; permission lui avait donc été donnée de dormir, et il profitait de la permission.
A minuit, il fut réveillé par le bruit de l’orgue et des chants religieux. Il se réveilla, se frotta les yeux et tourna la tête vers le choeur, c’est-à-dire du côté ou venaient les chants.
Alors, il vit avec étonnement les stalles du choeur garnies par les religieux de Saint-Denis ; il vit un archevêque officiant à l’autel ; il vit la chapelle ardente allumée ; et, sous la chapelle ardente allumée, le grand drap d’or mortuaire qui, d’habitude, ne recouvre que le corps des rois.
Au moment où il se réveillait, la messe était finie et le cérémonial de l’enterrement commençait.
Le sceptre, la couronne et la main de justice, posés sur un coussin de velours rouge, étaient remis aux hérauts, qui les présentèrent à trois princes, lesquels les prirent.
Aussitôt s’avancèrent, plutôt glissant que marchant, et sans que le bruit de leurs pas éveillât le moindre écho dans la salle, les gentilshommes de la chambre qui prirent le corps et qui le portèrent dans le caveau des Bourbons, resté seul ouvert, tandis que tous les autres étaient refermés.
Alors, le roi d’armes y descendit, et, lorsqu’il y fut descendu, il cria aux autres hérauts d’avoir à y venir faire leur office.
Le roi d’armes et les hérauts étaient au nombre de cinq.
Du fond du caveau, le roi d’armes appela le premier héraut, qui descendit, portant les éperons ; puis le second, qui descendit, portant les gantelets ; puis le troisième, qui descendit, portant l’écu ; puis le quatrième, qui descendit, portant l’armet timbré ; puis le cinquième, qui descendit, portant la cotte d’armes.
Ensuite, il appela le premier valet tranchant, qui apporta la bannière ; les capitaines des Suisses, des archers de la garde et des deux cents gentilshommes de la maison ; le grand écuyer, qui apporta l’épée royale ; le premier chambellan, qui apporta la bannière de France ; le grand maître, devant lequel tous les maîtres d’hôtel passèrent, jetant leurs bâtons blancs dans le caveau et saluant les trois princes porteurs de la couronne, du sceptre et de la main de justice, au fur et à mesure qu’ils défilaient ; les trois princes, qui apportèrent à leur tour sceptre, main de justice et couronne.
Alors, le roi d’armes cria à voix haute et par trois fois :
« Le roi est mort ; vive le roi !—Le roi est mort ; vive le roi !—Le roi est mort ; vive le roi ! »
Un héraut, qui était resté dans le choeur, répéta le triple cri.
Enfin, le grand maître brisa sa baguette en signe que la maison royale était rompue, et que les officiers du roi pouvaient se pourvoir.
Aussitôt les trompettes retentirent et l’orgue s’éveilla.
Puis, tandis que les trompettes sonnaient toujours plus faiblement, tandis que l’orgue gémissait de plus en plus bas, les lumières des cierges pâlirent, les corps des assistants s’effacèrent, et, au dernier gémissement de l’orgue, au dernier son de la trompette, tout disparut.
Le lendemain, le gardien, tout en larmes, raconta l’enterrement royal qu’il avait vu, et auquel, lui, pauvre homme, assistait seul, prédisant que ces tombeaux mutilés seraient remis en place, et que, malgré les décrets de la Convention et l’oeuvre de la guillotine, la France reverrait une nouvelle monarchie et Saint-Denis de nouveaux rois.
Cette prédiction valut la prison et presque l’échafaud au pauvre diable, qui, trente ans plus tard, c’est-à-dire le 20 septembre 1824, derrière la même colonne où il avait eu sa vision, me disait, en me tirant par la basque de mon habit :
— Eh bien ! monsieur Lenoir, quand je vous disais que nos pauvres rois reviendraient un jour à Saint-Denis, m’étais-je trompé ?
En effet, ce jour-là on enterrait Louis XVIII avec le même cérémonial que le gardien des tombeaux avait vu pratiquer trente ans auparavant.
— Expliquez celle-là, docteur.
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