La dépouille d’Andreï Roublev retrouvée

Article paru le 26 mai 2006 sur http://fr.rian.ru/analysis/20060526/48657936.html
dimanche 3 février 2008
par  Philippe Landru

On a appris tout récemment que sous l’autel du monastère Andronikov à Moscou on avait mis au jour les restes du grand iconographe André Roublev et de son collaborateur Daniel Tcherny. Pendant plus de dix ans cette découverte exceptionnelle avait été maintenue sous le boisseau par le Patriarcat de Moscou.

Un silence parfaitement explicable car qui dit grand nom dit grande responsabilité.

Tout avait commencé en 1992, lorsque la gestion du monastère Andronikov avait été confiée à l’Eglise orthodoxe russe. Les religieux conduits par l’archiprêtre Viatcheslav Savinykh avaient alors entrepris de restaurer l’autel de la cathédrale du Sauveur. Au cours des travaux les ouvriers s’étaient heurtés au soubassement de pierre de l’autel, un endroit où habituellement on inhume les dignités religieuses. Décision avait alors été prise d’approfondir la fouille. Et effectivement quatre sépultures avaient été mises au jour. Au vu des vêtements sacerdotaux coûteux et d’autres indices, il avait été établi que ces tombes étaient celles d’Andronik, le premier archiprêtre du monastère, et de trois autres supérieurs : Savva, Alexandre et Efrem.

Jugeant de son devoir de vénérer ces restes, le Patriarche Alexis était descendu dans la fouille.

Les choses semblaient s’être arrêtées là. Cependant, les travaux avançant lentement, les parois latérales de la fouille s’étaient effritées pour finalement laisser apparaître une cinquième sépulture. Son intuition souffla à l’archiprêtre que l’on pouvait s’attendre à toutes sortes de surprises. Aussi pour l’exhumation fit-il appel à l’anthropologiste légiste de renom Sergueï Nikitine. Une sommité de la profession. Ce spécialiste travaille depuis de longues années dans le domaine de la reconstitution du visage à partir du crâne. Aujourd’hui grâce à Sergueï Nikitine nous connaissons la physionomie du grand chroniqueur Nestor, de la légendaire princesse byzantine Sophie Paléologue et de Ielena Glinskaïa, la mère d’Ivan le Terrible. Actuellement il a en charge les sépultures du principal tombeau du Kremlin dans la cathédrale de l’Archange Saint-Michel.

Sergueï Nikitine a confirmé dernièrement sa maîtrise au cours d’un congrès international d’anthropologistes tenu en Amérique. Il y a remporté un concours portant sur la reconstitution d’un visage à partir d’un crâne. Les Américains possédaient une photo du défunt et ils ont pu constater que la ressemblance était frappante.

Armé d’une spatule et d’une balayette, Nikitine est descendu dans la fouille et quelque temps plus tard il a découvert non pas un, mais deux crânes, une coupe ayant contenu de l’onction, des croix tressées avec des lanières de cuir ainsi que des chaussons de cuir eux aussi. Mais la chose la plus étonnante, c’est qu’il s’agissait des restes de simples religieux âgés d’environ 50 et 80 ans. Mais l’essentiel, c’est qu’il s’agissait d’une réinhumation !

D’après les traces visibles sur un crâne, l’expert a établi que ceux qui avaient décidé de procéder à la réinhumation des deux religieux ignoraient de manière précise où se trouvaient les sépultures et au moyen de tiges métalliques ils avaient sondé la terre dans l’espoir de heurter les ossements.

Une question se pose : quels étaient donc ces religieux ordinaires dont les restes, bien des années après leur mort, avaient été retrouvés au terme de recherches à tâtons pour être transférés solennellement dans une sépulture commune située sous l’autel du monastère ?

Une seule réponse est possible : il s’agit d’André Roublev et de Daniil Tcherny.

Selon des données fragmentaires, les deux iconographes étaient des religieux de ce monastère, ils étaient morts tous les deux approximativement à la même époque, vers 1430 et avaient été enterrés ici.

Au moyen âge les peintres d’icônes ne se distinguaient en rien des autres religieux. Le nom d’André Roublev est parvenu jusqu’à nous comme une exception prodigieuse à la règle. Le fait même que son nom se soit conservé dans l’histoire semble déjà incroyable.

En effet, les religieux qui s’adonnaient à la peinture d’icônes ne signaient jamais leurs oeuvres, au moyen âge la vanité n’était pas de mise. L’iconographie était considérée comme une forme de prière et était étrangère à la fatuité. Et si Roublev est mentionné quelques rares fois dans les chroniques russes, c’est uniquement en raison de la génialité exceptionnelle du maître.

André Roublev a été mentionné pour la première fois dans des annales moscovites remontant à 1405, dans lesquelles il figure avec deux autres iconographes, Théophane le Grec et Prokhor de Gorodets qui avaient exécuté les fresques de la cathédrale de l’Annonciation au Kremlin. A l’aune de notre époque, cela pourrait être considéré comme le faîte d’une carrière des plus réussies. Sur les centaines de peintres d’icônes d’écoles diverses qui exerçaient alors, deux seuls avaient été choisis pour orner l’autel en association avec l’illustre Grec. Trois ans plus tard Roublev et Daniel Tcherny exécuteront les fresques de la cathédrale de la Dormition à Vladimir, l’église numéro un de l’orthodoxie et résidence du Patriarche. Enfin, ces deux peintres se retrouveront associés une nouvelle fois dans la réalisation de fresques au monastère de Savvino-Storojevski, près de Zvenigorod. Et des rumeurs selon lesquelles André Roublev est mort en 1430 et a été inhumé dans le tombeau du monastère Andronikov à Moscou, où il avait été moine les dernières années de sa vie.

Pour qu’un iconographe fasse l’objet de ces seules rumeurs, il fallait qu’il ait eu un immense ascendant sur ses contemporains.

Effectivement, l’époque n’était pas des plus appropriées pour que l’on se soucie de l’existence d’individualités. La vie d’André Roublev avait coïncidé avec l’agression des Tatars contre Riazan, l’assassinat des ambassadeurs du khan Mamai à Nijni Novgorod, la bataille de Koulikovo, l’incursion du khan Tokhtamych dans Moscou et la ruine totale de la ville, la guerre de Riazan contre Moscou, la prise de Smolensk par les Lituaniens, la mort de Vassili 1er, le transfert à Moscou de la capitale de la principauté de Vladimir, une épidémie de peste. Pendant ce temps, les frères van Eyck avaient réalisé l’autel de Gand, apothéose de l’Europe médiévale, et seul un contemporain, André Roublev, les a surpassés dans la compréhension de l’iconographie et a fait de l’icône la base de l’harmonie du monde orthodoxe.

Seulement il faudra attendre le milieu du XIXe siècle, pas moins de trois siècles plus tard, pour pouvoir inscrire ce nom sur des oeuvres concrètes et identifier l’icône de la Trinité, principal chef-d’oeuvre de Roublev et emblème de l’art universel. Les initiés ont quand même réussi à établir le nombre de ses travaux : à peine un peu plus d’une dizaine... Sept icônes de l’iconostase du Kremlin, quelques fragments de fresques à Vladimir, trois icônes mutilées, Le Sauveur, l’Archange Saint-Michel et L’Apôtre Paul au monastère près de Zvenigorod, et la légendaire icône de la Trinité qui se trouve à la Laure de la Trinité Saint-Serge. Seule cette dernière oeuvre est restée intacte. Les icônes de Zvenigorod avaient été utilisées comme couvercles de tonneaux de choucroute, une autre avait fait office de marche d’escalier. Ces actes de vandalisme avait été perpétrés par des fidèles bon teint.

Les sépultures d’André Roublev et de Daniel Tcherny avaient fait l’objet de la même indifférence. Pourtant, dans un recueil de manuscrits du moine Iona de Iaroslavl on a découvert une inscription selon laquelle les restes sacrés d’André et de Daniel reposent au monastère Andronikov sous l’ancien clocher détruit par un incendie. Le site est maintenant foulé par les passants qui profanent le souvenir des saints.

La lecture de ces manuscrits indique que trois cents ans plus tard la signification de Roublev était reconnue. C’est d’ailleurs ce sentiment qui à la fin du XVIIIe siècle, lorsque le clocher avait été rasé, avait incité les religieux à rechercher les dépouilles sacrées. Sondant le sol à l’endroit indiqué, ils avaient trouvé les sépultures des moines André et Daniel et avaient solennellement réinhumé les iconographes dans le soubassement de l’autel avec les supérieurs. Cela a très certainement été mentionné dans les documents du monastère, mais au cours de l’invasion des armées napoléoniennes le monastère et ses archives avaient été détruits par un incendie.

La découverte de nos jours des restes d’André Roublev relève vraiment du miracle.

Même la tombe de Léonard de Vinci a disparu alors qu’il a été mis en terre au cimetière du château royal du Clos Lucé. De plus, Léonard était mort le 2 mai 1519 dans les bras de François 1er et avait été enterré en présence de la cour.

André Roublev est un pilier du moyen âge spirituel russe, au cours des cinq cents ans écoulés depuis sa disparition personne n’a surpassé ses icônes ni pour le coup de patte, ni pour l’incantation spirituelle, ni pour la divinisation du Christ.


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